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roi ! à tue-tête, et le lendemain passer à Bonaparte. Je vous avoue que jamais aucun événement de ma vie ne m’a fait une impression semblable. Il y a un vernis de honte et d’humiliation auquel on ne peut s’accoutumer. Ou je me trompe fort, ou nous marchons à grands pas vers la barbarie. Les nations deviennent des armées ; les armées ne respirent que la guerre et le pillage ; elles s’isolent de la patrie ; et, si une fois cet esprit soldatesque prend le dessus, malheur aux sociétés européennes ! Il n’y aura plus besoin de barbares étrangers pour les détruire : ces barbares sortiront de leur sein pour les déchirer. J’aperçois le moment où l’on ne pourra plus vivre que par son épée et pour son épée. » Étaient-ce là préjugés persistans d’émigré, ou était-ce connaissance insuffisante du pays où il avait recommencé à vivre depuis si peu de temps ? Assurément Richelieu n’aperçoit qu’une partie de la vérité ; il ne se rend pas compte des froissemens de toutes sortes qui ont amené ce soulèvement presque unanime du peuple et des soldats contre une dynastie et une aristocratie revenues ensemble de l’émigration, et que, comme il le disait lui-même, l’expérience avait peu instruites. Il annonçait à Langeron qu’il était parti de Gand pour Vienne, afin d’obtenir d’Alexandre la permission de faire cette campagne, « qui est bien politiquement dirigée contre Buonaparte, et non contre la France. » Or, à bien peu de temps de là, il allait être mieux en mesure que personne d’apprécier si la coalition européenne ne menaçait que Buonaparte.

Apres la seconde abdication de Napoléon, les haines et les convoitises des puissances qui étaient les plus voisines de nous se manifestèrent avec un tel redoublement de fureur que Louis XVIII lui-même fut bien obligé de reconnaître que le seul appui qu’il pût invoquer était celui de la Russie. Alexandre était évidemment le plus impartial des souverains coalisés ; son empire ne touchait pas à nos frontières ; il n’avait rien à prétendre dans nos dépouilles ; la nouvelle prise d’armes contre Napoléon ne lui avait coûté aucun sacrifice sérieux ; il avait plutôt intérêt à ce que la France ne fût point affaiblie à l’excès. Lui seul pouvait faire contrepoids aux prétentions des trois autres puissances, qui ne demandaient pas moins que le démembrement de notre pays, et parlaient de nous enlever la Flandre, la Lorraine, l’Alsace, une partie de la Champagne, de la Franche-Comté et du Dauphiné. Dès lors, il n’était plus possible de conserver Talleyrand au ministère des affaires étrangères : Alexandre avait pu lire à Vienne le texte du traité que le diplomate avait signé avec l’Angleterre et l’Autriche. Mais par qui le remplacer comme négociateur, et en même temps qui charger de former un nouveau ministère ?

L’homme qui avait rendu tant de services à la Russie, qui était