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ses capitaux, elle prête sur gages aux souverains en détresse ; à un moment donné, la Tour de Londres contient les diamans de trois maisons royales. Elle met ses économies dans la piraterie et dans la traite des nègres, mais ne veut pas subir l’aléa que présentent ces sortes de placemens, ni perdre en aucun cas son dividende. Malheur aux vaisseaux du roi d’Espagne qui passent alors à portée de ses côtes, ou que la tempête oblige à chercher refuge dans ses ports ! Elle s’approprie sans façon le trésor de son allié, et, pour le garder, se jette dans ces menteries audacieuses et compliquées dont les habitués de la correctionnelle ont seuls conservé le secret.

Ses conseillers se lassent à suivre les variations de son humeur. Elle veut et ne veut pas, se réveille en pleurs après s’être endormie en riant, révoque un ordre dont l’exécution est commencée, ne tient jamais une promesse, ne conduit pas une seule résolution jusqu’au bout. Elle prévient ses serviteurs qu’elle les désavouera s’ils échouent, et qu’en aucun cas ils ne pourront se prévaloir de leurs instructions : à eux les risques de l’initiative, à elle l’honneur du succès. Elle punit ceux qui lui obéissent, et veut être devinée lorsqu’elle désire secrètement ce qu’elle défend tout haut. Elle a horreur de la guerre ouverte et ne connaît que la guerre « sous-main. » Elle ne se plaît que dans les conspirations, et ses ambassadeurs, — Randolph à Edimbourg, Throgmorton à Paris, — conspirent comme elle et avec elle. Mais il est dangereux de jouer à ce jeu en compagnie d’une telle partenaire : Écossais, Hollandais, huguenots se dégoûtent successivement d’une alliée qui les trahit et les vend à l’heure du danger. Une telle femme a-t-elle pu être l’ouvrière de sa propre grandeur ? A-t-elle seulement en conscience du mouvement qui l’a portée à la tête du protestantisme européen, elle qui n’était même pas une vraie protestante ? Non, répond l’historien : « Ce n’est pas le talent d’Elisabeth, c’est le caractère du peuple anglais qui l’a élevée à cette haute situation… C’est l’audace et le génie de ses sujets, » d’un Drake, d’un Cecil, d’un Walsingham, « qui ont bâti le magnifique piédestal du haut duquel sa mesquine image semble si imposante à l’histoire. »

Nous ne nous trouvons plus, comme tout à l’heure, en face d’une théorie préconçue, fabriquée avec des matériaux étrangers à l’histoire. La thèse de M. Froude prend sa principale force dans les lettres des ambassadeurs de Philippe II, extraites par lui des archives de Simancas, et où les caprices d’Elisabeth sont enregistrés et commentés, jour par jour, avec cette psychologie supérieure qui caractérise les diplomates espagnols et flamands du XVIe siècle. Tout ce qu’ils disent est confirmé d’ailleurs par la correspondance intime de Cecil, de Walsingham et des autres leaders calvinistes qui se