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que, si « la vertu des comédiennes est plus exposée que celle des femmes du monde, la gloire de vaincre en sera plus grande; » « qu’il n’est pas rare d’en voir qui résistent longtemps, » et «qu’il serait plus commun d’en trouver qui résistassent toujours si elles n’étaient découragées de la continence par le peu de considération qu’elles en retirent. » Pour les hommes, nous en voyons plus d’un, au théâtre, parfaitement honnête, en chair et en os. — Il arrive qu’ils soient vaniteux, fats, encombrans, incommodes par tous ces défauts que résume le nom de «cabotin?.. » Hélas! quand ils le mériteraient tous, les comédiens de profession, par ce temps de publicité, formeraient encore l’espèce de cabotins la moins nombreuse, et, à coup sûr, la plus innocente. — « l’art de se contrefaire » est pernicieux, dit encore Rousseau; et, avec lui, M. Taine assure que « le pire de cette condition rabaissée, c’est qu’elle entame l’âme, » notamment par « l’habitude de jouer avec les passions humaines... » Mais l’auteur dramatique, mais le romancier ne pratique-t-il pas le même jeu? Ne revêt-il pas des personnages différens? U est vrai qu’on trouverait des spectateurs, des lecteurs pour mépriser les écrivains : comme disait Lava en 1789, « tous les états se méprisent. » — Reste une raison esthétique ou deux : il ne faut les admettre qu’à leur juste prix. L’œuvre du comédien ne dure pas?.. Mais si Praxitèle ou Donatello, pour matière de leurs statues, n’avaient eu que de la neige, ils n’en seraient pas moins de grands artistes. — L’art du comédien n’est pas original, son exemplaire est fourni par le poète?.. D’accord; mais, après Raphaël, Marc-Antoine mérite encore d’être admiré.

Selon la valeur du comédien sur la scène, il convient de l’applaudir dans la salle; selon ce que vaut l’homme sous son costume, il convient de l’honorer, de le choyer hors du théâtre : voilà le vrai ou je me trompe fort, voilà où l’on doit s’en tenir. Il y a cent ans, M. de Brancas invitait à souper un acteur de la Foire, Volange, surnommé Jeannot : « Mesdames, dit-il à ses convives, voilà M. Jeannot que j’ai l’honneur de vous présenter. — M. le marquis, fit l’autre, j’étais Jeannot aux boulevards, mais je suis à présent M. Volange. — Soit, répliqua l’amphitryon, mais comme nous ne voulions que Jeannot, qu’on mette à la porte M. Volange. » Celui-ci, en la circonstance, fut peut-être un sot; mais le duc avait tort. Il ne faut qu’applaudir Jeannot; il ne faut inviter que M. Volange. Aussi bien cette règle est applicable à tous les « hommes publics, » — pour reprendre les termes par le. quels La Bruyère désigne les comédiens: — aux artistes, aux gens de lettres, aux politiques, exactement comme aux acteurs. Quand elle gouvernera la société, l’ordre idéal sera établi ; mais ceci ne se verra pas, sans doute, avant quelques années.


LOUIS GANDERAX.