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On m’oppose ses dépêches, ses préambules de lois, ses pamphlets théologiques : que me font ces écrivailleries ? Je vois que ses talens militaires se sont bornés à assister au siège de Boulogne et à échouer devant Montreuil ; qu’il a légué à l’Angleterre l’anarchie religieuse, gaspillé les trésors de l’église, transformé le parlement, cet instrument de liberté, en un instrument de despotisme ; qu’au dehors, loin de tenir la balance entre la France et l’empire, il a mendié en vain l’alliance des protestans d’Allemagne. Un règne se juge sur des résultats, non sur des phrases.

La dernière scène se passe dans ce parlement, devenu si abject, que ses membres se lèvent et saluent lorsque le chancelier prononce le nom du roi. Henry, couvert d’ulcères, ivre tous les soirs, n’est plus qu’un corps inerte que l’on promène de chambre en chambre, dans un fauteuil roulant. Il a voulu haranguer encore une fois ses fidèles communes, et leur adresse un appel à la tolérance et à la concorde, interrompu par les sanglots de l’auditoire et par ses propres larmes… A peine les a-t-il essuyées, il signe l’arrêt de mort de Surrey, le noble poète, le soldat héroïque, et d’Anne Ascue, une des femmes les plus distinguées et les plus vertueuses de l’Angleterre. Quelques semaines après, il meurt tranquille, en serrant la main de Cranmer, qui a béni tous ses crimes.

Pour tracer cette physionomie, je n’ai pas fait un seul emprunt à Pôle, à Sanders, à Campion, pas même à l’honnête Lingard ; j’ai laissé également de côté la version ultra-protestante de Burnet et de ceux qui l’ont suivi. A peine ai-je indiqué deux ou trois faits nouveaux, révélés par les publications plus récentes du docteur Brewer, de M. Gairdner et de M. Friedmann[1]. Je n’ai même pas mentionné les débauches monstrueuses attribuées à Henry VIII ; je n’ai point fait de lui l’amant de la mère et de la sœur aînée d’Anne Boleyn. J’ai admis la pureté des relations du roi avec la fille d’honneur jusqu’à leur mariage ; je n’ai pas chicané sur la date, très importante, de ce mariage, bien qu’il me fût aisé de le faire. Catherine a-t-elle été empoisonnée ? La condamnation d’Anne Boleyn n’a-t-elle été qu’un meurtre juridique, destiné à frayer le chemin du trône à la nouvelle favorite, Jane Seymour ? Vérité ou légende, j’ai laissé toutes ces questions dans l’ombre. J’ai voulu que l’historien plaidât contre lui-même : Froude contre Froude, suivant la formule qui retentit si souvent dans les cours de justice anglaises.

  1. Les préfaces que le professeur Brewer a mises en tête des Calendars of State papers, pour le règne d’Henry VIII, font autorité. M. Gairdner a réédité ces préfaces avec des additions considérables. M. Friedmann est l’auteur d’une remarquable Vie d’Anne Boleyn, où Henry VIII est traité encore plus sévèrement qu’il ne l’est ici. Le seul tort de M. Friedmann est de mêler les hypothèses les plus aventureuses aux vérités les mieux démontrées.