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C’est une des régions qui ont joué le plus grand rôle dans l’histoire et qui ont attiré le plus de convoitises. Car occupée d’abord en grande partie par des populations touraniennes, elle a vu s’établir ou passer sur son sol des Sémites assyriens, des Pélasges et des Phéniciens, des Grecs, des Perses, des Macédoniens, des Romains, des Gaulois, des Byzantins, des Francs de plusieurs origines et enfin des musulmans. Aujourd’hui, les populations dominantes sont les Turcs et les Grecs, auxquels il faut ajouter un certain nombre d’Arméniens et de Juifs, et, dans quelques centres, des Européens pratiquant le commerce ou exploitant des industries[1].

Les Turcs dominent dans toute l’Anatolie. Venus comme conquérans, restés en armes pour se défendre et jouir du travail des peuples soumis, ils se sont accoutumés à vivre dans l’indolence. Ils passent une grande partie de leur temps à fumer le chibouck ou le narghilé à la porte de petits cafés. Les Turcs de classe supérieure sont fins et sensés, mauvais politiques, mais habiles diplomates; ils sont lents à se résoudre et laissent leurs adversaires s’user entre eux dans de stériles compétitions; ils se maintiennent, grâce à la mésintelligence des Européens. Le Turc des basses classes est petit artisan dans les villes et les bourgs, petit agriculteur aux champs. Comme il ne connaît rien de ce qui se passe à quelques lieues de lui, qu’il n’étudie pas et n’interroge ni la nature, ni la science, ni l’histoire, il ne pratique ni la grande culture, ni le grand commerce, et n’a créé chez lui aucune grande industrie. Du reste, il est bien fait de corps; arrivés sans femmes aux confins de l’Asie, les Turcs ont pris pour femmes des chrétiennes, et forment aujourd’hui une race croisée, que la nature n’a pas faite incapable de civilisation. Ceux qui en douteraient n’ont qu’à se demander ce qu’étaient nos populations rurales il y a seulement cent cinquante ans. Je ne parle donc que de l’état présent des choses ; or il est certain, de l’aveu même des Grecs, que le Turc, tout ignorant qu’il est, a des vertus solides, qu’il est sincère, bienfaisant et hospitalier. Seulement ces vertus sont précaires, disparaissent souvent dans les fonctions publiques et pourront disparaître entièrement le jour où il aura goûté à la civilisation.

Les Grecs du Levant, comme ceux du royaume hellénique, sont en toutes choses le contraire des Turcs. Ils ne sont pas très nombreux, puisque sur 1 million d’habitans que renferme la province de Smyrne, on compte seulement 360,000 Grecs. Mais cette petite société chrétienne est la force vive de cette région. Elle fournit les employés les plus utiles, des médecins, des avocats, des négocians

  1. Nous renvoyons le lecteur, surtout pour les documens de statistique, à l’ouvrage de M. D. Georgiadès, intitulé : Smyrne et l’Asie-Mineure; Paris, Chaix, 1885.