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En toute chose, cherchez, au contraire, l’homme doué, l’homme capable, the able man, et laissez-le faire. La métaphysique n’a pas encore en son Galilée ; l’heure de la philosophie n’a pas encore sonné. L’histoire peut seule nous édifier sur le problème qui nous intéresse, en nous faisant connaître intimement les héros du passé, les épanouissemens et les éclipses de la pensée religieuse, la gravitation de l’univers moral autour de l’immuable vérité. Tout livre d’histoire est une bible, puisque Dieu est toujours l’auteur et l’homme toujours l’acteur du drame historique.

Pour rendre cette conception intelligible par des exemples, Carlyle a écrit Cromwell et l’Histoire de la révolution française. Par une ironie qui parut difficile à accepter à ses premiers lecteurs, Olivier le régicide nous est offert comme le roi-type, le gouvernant modèle, le born ruler of men. Quant à la révolution française, elle a détruit, mais non construit ; elle a fait disparaître un vieux mensonge, mais n’est point elle-même une vérité. Elle n’a point de héros, et elle aboutit à la restauration de l’église catholique, de ce Dieu que Carlyle trouvait plaisant d’appeler « un bonhomme de pain d’épice empoisonné. »

Il y a, dans ces deux livres, autre chose qu’une nouvelle façon d’envisager l’histoire : il y a une manière nouvelle de l’écrire. Carlyle a raconté la révolution comme s’il en avait été le témoin. A force de lire les mémoires, les pamphlets et les journaux du temps, et de surchauffer ces laves refroidies au feu de son imagination, il les a obligées à rentrer en fusion. Il a rallumé le volcan et nous a fait assister à son éruption. Aussi est-ce à la fois le livre le plus vrai et le plus faux qui ait été écrit sur cette époque, un livre monstrueux, mais vivant. Autant d’inexactitudes que de lignes, mais ce sont les inexactitudes d’un contemporain, trop ému pour bien voir : ses erreurs mêmes sont des documens. Il est impossible à un historien-apprenti d’imiter ce livre extraordinaire, qui demeure une œuvre à part, un accident du génie. Dans Cromwell Carlyle est plus abordable et nous laisse mieux surprendre son secret. Là, tout est authentique, puisé aux sources, passé au crible de la critique. Ce n’est plus la folie, la fièvre, mais la vie avec ses pulsations normales et son jeu régulier. Le Protecteur est là, devant vous, si près que vous êtes tenté de baisser les yeux. Vous entendez son souffle pesant, vous voyez ses muscles tressaillir, ses paupières battre, les veines de son front se gonfler. L’homme se peint lui-même, par ses discours, par ses lettres, par tout ce qui reste de lui. Ne rien atténuer, ne rien retrancher, même ce qui gêne, ce qui contredit la thèse de l’auteur ; ne rien draper pour l’effet ne jamais escamoter un détail ; ne point « poser » le modèle, ne pas choisir ses bons momens ni ses beaux aspects, comme fait le