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encombré d’équipages. Cette physionomie orageuse, ces longs cheveux rebelles, ces yeux ardens et tristes, profondément encaissés sous les broussailles du sourcil, ces mâchoires de tigre, — l’expression est d’un contemporain, — tout cet extérieur qui sentait l’apôtre plus que le conférencier, obtenait un succès d’étrangeté et d’étonnement. Les vieilles sociétés aristocratiques, qui meurent de satiété et d’ennui, ont une indulgence sans bornes pour l’homme qui les amuse en les insultant, et les casseurs de vitres sont les bienvenus dans un salon où l’on étouffe. C’est pourquoi l’on venait entendre ce paysan qui débitait des énormités avec son bizarre accent de la vallée d’Annan. L’oreille et l’esprit se faisaient à sa rude mélopée, à ses comparaisons baroques, à sa langue mélangée de patois écossais et de mots allemands. On subissait gaîment les éclaboussures de son humour et les intempéries de son éloquence. La curiosité le poursuivait dans la vie privée. Les jolies femmes couraient après lui, les bas-bleus, anglais et américains, lui formaient une cour ; le comte d’Orsay dessinait son profil, et sir Robert Peel l’invitait à dîner. On se le montrait au parc, lorsqu’il y paraissait, monté sur un cheval qu’un banquier, son admirateur, l’avait supplié d’accepter, coiffé d’un immense feutre blanc et vêtu d’une de ces longues redingotes que lui faisait le tailleur de son village, et qui étaient destinées à devenir légendaires comme le costume de cuir de George Fox, le quaker.

Sans s’arrêter à ces excentricités de l’homme extérieur, un esprit comme M. Froude devait chercher et trouver le vrai Carlyle, déchiffrer ce que le philosophe appelait « son message. » Or, voici comment il comprit ce message.

Les croyances de l’homme, suivant Carlyle, n’ont été jusqu’ici que des illusions d’optique religieuse. Comme il s’est cru, pendant de longs siècles, le point fixe autour duquel tournaient le soleil et les étoiles, de même il se prend aujourd’hui pour le centre de l’univers moral ; il voit en mouvement les choses éternellement immobiles et se trompe ainsi, non sur leur existence, mais sur leur façon d’être. Toutes les religions sont donc fausses dans leurs dogmes, vraies dans leur principe. Dieu est, nous ne savons rien de plus, mais c’est assez. La seule prière qui convienne, c’est le silence. Y a-t-il en une révélation ? Non, mais il y en a eu plus de cent, depuis le commencement des temps, par l’intermédiaire des voyans, des inventeurs, des poètes, des pontifes, des princes, de tous ceux qui sont venus ici-bas avec une mission de l’infini, et que Carlyle nomme des héros. Le progrès continu des idées est une chimère ; les institutions ne peuvent que se fausser en vieillissant. On s’égare lorsqu’on travaille à les rendre assez parfaites pour fonctionner comme des machines mises en mouvement par le premier venu.