Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/704

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a-t-il mis dans les mains de son Musagète un violon, et non une lyre ou une cithare? Il savait aussi bien que nous que le fils de Latone ne joua jamais du violon à quatre cordes. Mais il voulait représenter le dieu de la musique, et pour ses contemporains, la musique par excellence était le violon, et un Apollon violoniste disait plus de choses à leur imagination qu’un Orphée d’archéologue tirant d’une lire très antique des accords inconnus et peut-être ingrats. — « Raphaël a mis un violon dans les mains de son jeune dieu, parce que cela s’accordait avec la façon de concevoir les sujets d’art que Raphaël partageait avec tous les peintres de son temps, et que les peintres de son temps partageaient avec tous les hommes et toutes les femmes de la renaissance, et que les hommes et les femmes de la renaissance partageaient avec les hommes et les femmes de l’ancienne Grèce, du moyen âge, de l’Angleterre gouvernée par la reine Elisabeth, de tout pays et de toute époque qui a possédé un art vraiment grand et vigoureux, à savoir l’habitude de considérer tous les sujets donnés à l’artiste comme la matière ou le prétexte d’une décoration, d’un spectacle à grand appareil, a pageant, comme un assemblage grandiose ou charmant de formes sculptées ou peintes, de sous heureusement groupés et enchaînés, d’images et d’émotions. »

M. Lee a raison. Qu’importaient à ces artistes les invraisemblances, les anachronismes, pourvu que le but fût atteint et que les imaginations fussent contentes? Quand il peignit ses Noces de Cana, Véronèse prit à tâche d’enrichir son tableau de tout ce qui pouvait l’orner et l’égayer, et il fit à son siècle l’agréable surprise de lui montrer dans un repas que préside le Christ un Charles-Quint décoré de la Toison d’or, la marquise de Pescaire armée d’un cure-dents, le sultan Soliman Ier accompagné d’un prince nègre, Paul Véronèse lui-même en habit blanc et jouant de la viole. Rien ne manque à la fête : une clarté enveloppante, une lumière, qui caresse et répand la joie, baigne cette vaste toile; l’air y circule partout, les poumons sont à l’aise, les couleurs chantent, et ces Noces de Cana sont un spectacle de fantaisie aussi réjouissant que l’Embarquement pour Cythère, autre merveille de composition, de coloris, de grâce et de dessin, chef-d’œuvre comparable aux jardins enchantés des comédies de Shakspeare, et auquel on a fait bien tard les honneurs du salon carré, qui le réclamait depuis longtemps.

Aux grandes époques de la peinture, la peinture était une fête, et M. Lee compare les chefs-d’œuvre de la renaissance à ces réjouissances publiques célébrées jadis en l’honneur de quelque prince, et qui encombraient les rues « de leurs processions de soldats richement harnachés et superbement montés, de leurs cavalcades de masques et de musiciens, de leurs troupes de choristes, de leurs mâts de