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grandit sans cesse, si c’est grandir, au point de vue de l’art, que de passer à l’état de mythe et d’allégorie. Elle symbolise l’âme héroïque et rêveuse du peuple des campagnes. Je le veux bien, mais je ferme le livre au moment où la jeune paysanne devient une si belle parleuse et je passe avec empressement à Consuelo.

Ici encore, malgré les trésors d’invention et d’art qui s’y dépensent, n’éprouverai-je aucune déconvenue? Certes, je ne suis pas assez sottement empressé de prouver ma critique, pour discuter l’étonnante fécondité d’invention, la curiosité, la passion répandues dans tout ce roman et même dans la première partie de la Comtesse de Rudolstadt, qui en est la suite. Mme Sand, comme elle l’avoue, sentait là un beau sujet, des types puissans, une époque et des pays semés d’accidens historiques, dont le côté intime était précieux à explorer, et à travers lesquels son imagination se promenait avec une émotion croissante, à mesure qu’elle avançait au hasard, toujours frappée et tentée par des horizons nouveaux. Des lectures récentes qui avaient vivement saisi son esprit mobile l’attiraient à cette entreprise singulière et complexe, en lui faisant pressentir tout ce que le XVIIIe siècle offre d’intérêt sous le rapport de l’art, de la philosophie et du merveilleux, trois élémens produits par ce siècle d’une façon très hétérogène en apparence, et dont le lien était cependant curieux et piquant à établir sans trop de fantaisie. Siècle de Marie-Thérèse et de Frédéric II, de Voltaire et de Cagliostro : siècle étrange qui commence par des chansons, se développe dans des conspirations bizarres, et aboutit par des idées profondes à des révolutions formidables! Je reconnais volontiers, avec Mme Sand, la grandeur du sujet, et plus libéral qu’elle envers elle-même, je reconnais qu’elle en a tiré le plus souvent un grand parti, par l’intérêt de l’intrigue, le charme étrange de certaines situations, la vive peinture des sentimens et des caractères. Comme on aime cette Consuelo, intelligence élevée, noble cœur, admirable artiste, dans les débuts chastement aventureux de sa vie errante à Venise, dans ses premiers triomphes et ses premières tristesses, à son arrivée à ce terrible château des Géans par une nuit de tempête, dans toute cette fantasmagorie des vieilles ruines et des grands souterrains, dans son amour pour le jeune comte Albert si longtemps combattu par l’effroi, dans sa fuite, dans sa rencontre à travers champs avec Haydn presque enfant, dans ce long voyage enfin, le plus ravissant et le plus fantastique que l’imagination puisse rêver !

Et plus tard, quand, aux prises avec des événemens terribles, triste fiancée de la mort, sous le coup d’un effrayant mystère dont parfois sa raison se trouble, nous voyons reparaître Consuelo,