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consolent et s’encouragent, comme s’ils allaient monter sur l’échafaud ; la petite maison isolée dans la banlieue d’Edimbourg, puis la solitude de Craigenputtock où ils transportent leur lune de miel, la lande stérile dominée par des monts arides et au-dessus de laquelle plane un éternel silence ; Mrs Carlyle, à genoux, la nuit, devant le fourneau, cuisant le pain du grand homme, ou lavant le plancher de la cuisine pendant qu’il la regarde en fumant sa pipe. Encore s’il l’eût aimée ! Mais ce mari extraordinaire ne savait aimer que par lettres et de loin. C’est à Londres que les véritables épreuves attendent la pauvre femme. Pendant qu’elle raccommode les bottes de M. Carlyle, une coquette glacée le retient loin d’elle, dans son élégant salon. Vous souvenez-vous des cris de souffrance qui lui échappent ? Vous souvenez-vous « de cette hideuse maison jaune dont chaque pierre pèse d’un poids si lourd sur le cœur de Jane Carlyle ? » Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que ces lignes ont dû devenir, du jour où elles ont paru, le bréviaire de toutes celles qui ont mal choisi le compagnon de leur existence et qu’une volonté étrangère traîne à travers la vie, leur imposant ou de cruels devoirs ou d’insipides plaisirs. Que reste-t-il à la femme à laquelle on a retiré tous ses ressorts : la maternité, la passion, la foi ? Le journal de Mrs Carlyle répond : il lui reste ce muet et involontaire stoïcisme de l’être supérieur qui ne veut pas déchoir, de l’être dévoué qui ne peut haïr, de l’être pur pour lequel une tache est pire que la mort.

Si ces pages nous émeuvent, quelle impression durent-elles produire sur le malheureux qui les avait inspirées ? Oh ! s’il avait pu la ressusciter cinq minutes pour se jeter à ses genoux ! Mais la mort ne rend ni ne prête, et Carlyle dut chercher une autre expiation. Il remit à M. Froude son propre journal, ses notes, la correspondance de sa femme. Ces documens devaient paraître après sa mort, et l’exécuteur testamentaire pouvait, sous sa responsabilité, publier ces manuscrits dans leur intégrité ou y pratiquer les coupures qu’il jugerait nécessaires. Il devait les accompagner d’une biographie qui donnerait, pour ainsi dire, la clé de ces documens. Carlyle mourut au mois de février 1881, et M. Froude se mit à l’œuvre. Devant cet immense amas de matériaux, le choix était embarrassant : il ne choisit pas et livra tout au public.

La révélation était imprévue, le scandale fut grand. De toutes parts s’élevèrent des voix irritées ou moqueuses qui accusaient M. Froude d’avoir exposé son maître à la risée et au mépris. Il avait beau se retrancher derrière la volonté expresse de Carlyle : écoute-t-on ceux qui veulent se perdre ? Le devoir d’un fils n’est-il pas de jeter un manteau sur la nudité paternelle ? M. Froude, lui-même,