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bourgeois, de tout temps, s’en est fort indigné. Des soldats qui boivent, qui pillent et qui ribaudent, quelle horreur ! Effectivement, le dos au feu, le ventre à table, on a peine à comprendre ces choses-là : elles ont pourtant leur excuse.

L’armée royale au XVIIIe siècle, dans les dernières années de guerre surtout, ne pouvait échapper à toutes les causes de démoralisation qui se résumaient pour elle dans la suite ininterrompue de ses malheurs. Mais quelle armée, fût-elle de bronze, n’y eût payé son large tribut ? L’Autriche n’avait-elle pas ses Pandours, la Russie ses Cosaques et la triomphante Prusse elle-même ses fameux hussards de Seydlitz, qui n’étaient guère plus disciplinés, j’imagine, ni plus tendres aux populations que les troupes de Soubise ou de Biche-lieu, et Frédéric II, tout comme Broglie, n’était-il pas obligé de faire pendre de temps en temps « quelques-uns de cette canaille[1] ? » Il en est ici comme plus haut de la solde, des vivres ou des hôpitaux : si l’on s’en rapportait aux mémoires et relations du temps, et même à la correspondance des généraux, aigris par le malheur, on se ferait du soldat français l’idée d’un véritable monstre. En réalité, le plus souvent, quand il échappe à ses chefs, qu’il pille ou qu’il se livre à des excès, c’est tout bonnement un homme qui a faim, ou que la chair tourmente, et qui obéit à la loi de la nature en satisfaisant l’une et l’autre. La guerre développe les plus nobles ardeurs, élève l’homme au-dessus de lui-même, et sera toujours, en dépit des philosophes, la grande faiseuse de héros et de demi-dieux. Les plus beaux travaux de la paix, la science, l’art, ne parurent qu’après, et le Cedant arma togœ n’a jamais été qu’un mot de rhéteur. Mais il faut bien qu’elle paie sa rançon à l’humanité ; et, dans le même temps

  1. Ce qui ne l’empêchait pas, à l’occasion, de donner à ces canailles les plus déplorables exemples. Guibert, qu’on ne peut se lasser de citer, raconte à ce propos le trait suivant : « Arrivés à Dresde. — Vu les jardins du comte de Brülh… Restes surprenais de la magnificence inouïe de ce ministre : galerie où il renfermait ses tableaux, immense et bien décorée… Ruines d’un kiosque, le plus beau qui existât en Europe. Le roi de Prusse, sans autre motif qu’une petite haine contre le comte de Brühl, l’a fait démolir (lors du siège de Dresde) ; il a de même fait tout dégrader dans le jardin : statues, peintures, tout est enlevé on mutilé. Anecdotes déshonorantes pour ce prince : il a fait brûler un château superbe du comte de Brühl, et il voyait des fenêtres de son quartier-général, avec un plaisir et une ironie barbares, la flamme de cette exécution ; il a fait couper les allées et le mail du grand jardin royal, hors la ville. Il donnait aux uns les vases, aux autres les statues. Qu’il est affreux que le génie se dégrade ainsi ! Jardins du comte de Brühl hors la ville un peu plus épargnés ; il lui en coûta pour cela 40,000 écus d’argent comptant… » Et ailleurs : « La route est par Hubertsbourg, maison de chasse de l’électeur ; c’est là que s’est conclue la paix dernière. Le château est bien situé : c’était la maison favorite du feu roi, et il l’avait magnifiquement meublée ; elle a été entièrement pillée par les Prussiens. On dit que ce fut par ordre exprès du roi ; les rois conquérans n’aiment pas les rois chasseurs. »