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possédaient jusqu’à soixante chevaux. Gisors lui-même simple colonel, en entretenait vingt-trois, sept de plus que le chiffre réglementaire, et s’il n’avait ni berline ni chaise de poste, c’était uniquement par respect pour les ordres de son père[1] ; tous les autres colonels en avaient. Les officiers particuliers, naturellement, prenaient exemple sur leurs chefs, s’emparaient des charrettes autrefois réservées à l’intendance dans les pays qu’ils traversaient ; il n’était pas jusqu’aux soldats auxquels il fallait aussi fournir des chevaux pour le transport des tentes et des sentinelles. Pas un, dit l’Encyclopédie, qui pût porter tous ses effets. Ajoutez à ces diverses causes de démoralisation le déplorable exemple donné par quelques généraux concussionnaires ou débauchés. Tel le maréchal de Saxe, qui déjà tout hydropique traînait encore à sa suite, dans sa belle campagne de Flandre, une berline remplie de femmes, et que le médecin du roi, Senac, était obligé de faire garder la nuit par des sentinelles pour l’empêcher d’y courir[2] ; tel Richelieu, qui songeait plus à rétablir ses affaires qu’à soutenir l’éclat de son nom, et dont la principale occupation, aux armées, était de faire un riche butin et de lever des contributions dont il mettait la plus grande partie dans sa poche[3]. Tel encore, — car les intendans ont aussi leur part de

  1. Rousset, le Comte de Gisors.
  2. Voir la préface des Mémoires du maréchal de Saxe. Voir aussi Montbarey : « Le maréchal de Saxe avait introduit dans son quartier-général et à la suite de l’année tous les délassemens et toutes les facilités dont les officiers auraient dû jouir en temps de paix. Des vivandiers nombreux et bien approvisionnés pouvaient tous les jours de repos fournir à ces officiers les moyens de subsistance qu’ils auraient pu trouver dans leurs garnisons. Une troupe de comédiens, établie au quartier-général, assurait leur divertissement. Ce luxe ne se bornait pas au seul quartier-général du maréchal commandant ; il était imité par M. le comte de Clermont et M. le comte de Lowendal, lorsque ces deux lieutenans-généraux commandaient des corps détachés de la grande armée… » — La veille de Raucoux, il y avait grande représentation au quartier-général, à Tongres, et ce fut l’actrice chargée d’annoncer la représentation du lendemain qui prévint l’armée par un couplet qu’il y aurait relâche pour cause de bataille :
    Demain, nous donnerons relâche,
    Quoique le directeur s’en fâche ;
    Vous voir eût comblé nos désirs,
    Mais il faut céder à la gloire.
    Nous ne songeons qu’à vos plaisirs,
    Vous, ne songez qu’à la victoire !
    Apres ce couplet, l’aide-major-général, chargé du service, parut et dit tout haut que la retraite servirait, ce soir-là, de générale… (Montbarey, I, 31.)
  3. Tout cet argent n’était pas, il est vrai, perdu pour les pays conquis. Les officiers-généraux entre lesquels il était réparti, d’après un ancien usage, le consommaient le plus souvent sur place, et par le grand état de maison qu’ils tenaient « rendaient bien vite en consommations ce qu’ils retiraient en subsides. » (Montbarey, I, 68.)