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contrariait les opérations de nos armées. « Un officier-général arrive au commandement ne sachant rien du détail des subsistances. Comment les saurait-il ? Depuis qu’en France ces détails ne sont plus entre les mains des militaires, ils ne les étudient plus. Cet officier croit ce qu’il n’a pas étudié, un labyrinthe. Il demande au munitionnaire des résultats relatifs aux opérations qu’il médite ; mais, dans le fond, celui-ci, restant maître des détails, y étant seul initié, demeure despotique dans sa partie. Il exige moitié plus d’équipages, de vivres qu’il n’en faudrait, afin de mieux assurer son service. Peu lui importe que cette multiplicité d’attirail double les embarras et appesantisse l’armée… Ici, il suppose des difficultés, afin de se donner le mérite de les vaincre. Là, il fera pencher légèrement vers une opération dont le résultat sera commode, avantageux à ses propres dispositions. Presque toujours, faute de calculer l’ensemble des mouvemens, il regardera ses vivres comme le principal, et ils ne sont que l’accessoire… »

Tel est le portrait que Guibert, qui les avait vus de près, trace des munitionnaires au XVIIIe siècle. Ne le croirait-on pas écrit d’hier, et ne retrouverait-on pas encore aujourd’hui chez nos intendans quelques-uns des mêmes traits ? Et ce n’est pas ici la protestation isolée d’un théoricien : lisez la correspondance des généraux, elle est remplie des mêmes plaintes au sujet des subsistances et des incroyables prétentions de ceux qui les dirigeaient. Ainsi, dès le début de la guerre de sept ans, un grave conflit éclate entre d’Estrées et Paris-Duverney, le Louvois de l’époque : d’Estrées reprochant à Duverney de compromettre par ses lenteurs[1] sa marche entre le Rhin et le Weser, Duverney répliquant que « les subsistances doivent régler les mouvemens de l’armée. » Un peu plus tard, la querelle reprend sur le même sujet, avec Richelieu cette fois. Duverney voudrait l’obliger à « aller chercher les subsistances où elles sont. » Richelieu lui répond avec raison que « les positions militaires ont pourtant bien leur importance, et que c’est aux subsistances d’aller chercher les troupes. »

Et ainsi de suite : entre ces deux pouvoirs rivaux, celui du munitionnaire et celui du général en chef, entre l’administration qui prétend s’ingérer dans les opérations et même parfois les gouverner, et le commandement que ces prétentions paralysent, le conflit est à l’état permanent dans les armées.

Comment guérir cette plaie, faire cesser ce désordre ? Après bien des expériences et des tâtonnemens, le roi de Prusse en était venu, pour être moins volé, — ce qu’il n’aimait pas, — et pour être plus

  1. Rousset, le Comte de Gisors, p. 171.