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armée n’était ni mieux nourrie, ni mieux vêtue, ni mieux équipée que les autres. Au dire de certains écrivains de la fin du XVIIIe siècle, elle l’était même beaucoup moins bien. Le service des vivres marchait encore d’une façon assez satisfaisante : celui du pain surtout, qui était entre les mains d’une compagnie relativement honnête[1]. Mais quelle insuffisance et quels désordres dans les autres parties, quelles difficultés et quelles complications en temps de guerre ! Sous Louis XIV, grâce au système d’approvisionnemens imaginé par le grand-vivrier, nos généraux avaient tout à profusion ; chaque frontière était pourvue de magasins immenses, placés dans les meilleures conditions pour demeurer toujours en communications rapides avec les armées, à l’intersection de plusieurs routes, sur un fleuve, une rivière, un canal. On n’entreprenait jamais rien de considérable sans que ces magasins fussent établis et pourvus, et l’on ne s’en éloignait guère. La guerre se passait presque toute en petites opérations prévues d’avance, en sièges auxquels le roi venait, de Versailles, comme pour une représentation ou pour un feu d’artifice. L’affaire terminée, le bouquet tiré, l’armée rentrait dans ses quartiers, et l’on s’ajournait d’un commun accord à la prochaine campagne.

Mais au fur et à mesure que les opérations s’étendirent, et que nos armées prirent l’habitude d’aller chercher l’ennemi jusqu’au cœur de ses états, comme dans les guerres de la succession d’Autriche et de sept ans, il avait bien fallu renoncer à ce système ruineux d’approvisionnemens échelonnés à 150 ou 200 lieues de la frontière, et qui, en cas de défaite, tombaient fatalement au pouvoir du vainqueur. Le génie de Louvois lui-même n’y eût pas suffi, à plus forte raison celui de ses faibles successeurs. On ne fit donc plus de ces magasins, on eut recours exclusivement aux entreprises. Le roi n’y gagna pas, car plus ses finances s’obéraient, plus les prétentions des compagnies augmentaient ; plus son crédit baissait, plus les exigences s’élevaient, a C’était, suivant l’expression d’un contemporain, l’usure qui prêtait à la nécessité[2]. » Encore si l’usure s’était contentée de faire sur ses marchés de gros bénéfices. Mais les inconvéniens pécuniaires n’étaient pas les seuls qui fussent attachés à notre système de subsistances : il faut voir combien ce système

  1. Guibert, Essai général de tactique, II, 302.
  2. Guibert, Ibid.