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d’ascétisme de l’orthodoxie orientale. Pour tout le reste, le culte, dans son austère immobilité, a gardé quelque chose d’archaïque ; il a conservé les usages et les observances qui semblent le moins s’adapter aux habitudes modernes. Ainsi pour le jeûne et l’abstinence. En aucune église, les jeûnes ne sont aussi fréquens et aussi rigoureux. Ni le rude climat du Nord ni l’amollissement du siècle n’ont mitigé ces macérations imaginées en un autre temps pour un autre ciel.

Au lieu d’un carême, l’église russe en compte quatre : l’un, correspondant à l’Avent des latins, précède Noël ; un autre, le grand carême, précède Pâques ; un troisième vient avant la Saint-Pierre ; un quatrième avant l’Assomption. Le nombre des jours maigres monte au moins à un tiers des jours de l’année. Outre les carêmes et les vigiles des fêtes, il y a deux jours d’abstinence par semaine, le vendredi et le mercredi, le jour de la mort du Sauveur et le jour de la trahison de Judas. Les Grecs, toujours heureux de se distinguer des Latins, trouvent malséant que, pour se mortifier, les Latins aient préféré le samedi au mercredi.

Pendant les quatre carêmes, la viande est entièrement défendue, et avec elle le lait, le beurre, les œufs. Il n’y a guère de permis que le poisson et les légumes, et cela sous un ciel qui ne laisse croître que peu de légumes. Aussi le Russe est-il en grande partie un peuple ichtyophage. Les eaux fluviales et maritimes de la Russie ont beau être riches en poissons, si bien qu’en peu de pays, sauf en Chine, l’élément liquide ne fournit autant à l’alimentation, les pêcheries du Volga et du Don, de la Caspienne ou de la Mer-Blanche ne sauraient suffire à cette nation de jeûneurs. Le hareng et la morue tiennent une large place dans la nourriture du peuple. Encore les plus sévères s’interdisent-ils le poisson. Durant ces quatre carêmes, le paysan vit, pour une bonne part, de salaisons et de choux conservés ; il est au régime d’un navire au long cours, et le même régime amène souvent les mêmes maladies, le scorbut notamment. Les dernières semaines du grand carême, qui tombe à la fin de l’hiver, alors que l’organisme a le plus besoin d’alimens substantiels, encombrent les hôpitaux. Les malades augmentent de nombre, les épidémies redoublent d’intensité, d’autant qu’aux jeûnes débilitans de la sainte quarantaine succèdent brusquement les bombances des fêtes de Pâques, le peuple cherchant à se dédommager de ses longues privations. Les deux carêmes de la Saint-Pierre et de l’Assomption, placés à l’époque des grandes chaleurs et des grands travaux des champs, ne font guère moins de victimes. Comment ces carêmes d’été n’accroîtraient-ils pas la mortalité parmi des travailleurs ruraux, abreuvés de kvass et nourris de poisson salé ou de concombres ?

Ces jeûnes si durs, le peuple y tient, peut-être par cela même