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des choses que l’ange Gabriel ait dites au prophète. Selon cette légende, les démons errent autour du ciel et essaient de s’y faufiler par ruse; mais ils en trouvent les portes strictement fermées, et ils restent ainsi, moins la larme de repentir, dans la situation de la péri de Moore. Repoussés comme de vils touraniens qui n’ont plus le droit d’entrer dans un royaume dont ils refusèrent autrefois de faire partie, les malins ne se tiennent pas pour battus. S’ils tournent autour du paradis, ce n’est pas qu’ils voudraient y séjourner, c’est qu’ils voudraient surprendre les secrets du tout-puissant Allah et voler la science des anges. Ils guettent donc, ils s’insinuent, ils espionnent. Celui-ci regarde par un trou de serrure, celui-là colle son oreille à une fente de porte, cet autre appuie sa tête contre un volet clos derrière lequel il entend la musique des voix angéliques conversant entre elles. Mais les fentes et les trous de serrure ne leur laissent apercevoir que peu de chose des splendeurs célestes, et les portes et les volets les séparent trop de la cour divine pour qu’ils puissent entendre des conversations suivies. Ils attrapent donc des mots isolés, des phrases sans commencement ni fin, et, malgré tous leurs efforts, ils ne peuvent attraper rien de plus. Ils s’en retournent cependant avec cette provision de fragmens, et, en esprits subtils qu’ils sont, sèment ces bouts de phrases parmi les hommes, certains de l’action funeste qu’ils ne pourront manquer d’avoir, séparés, comme ils le sont, de toute liaison avec les autres parties des discours auxquels ils se rapportent. La prévision des démons se réalise : ces mots sont acceptés avec empressement par les hommes, qui leur reconnaissent quelque chose de surnaturel; mais comme ils sont toujours forcément mal interprétés, ils ont des conséquences véritablement démoniaques, quoiqu’ils soient d’origine angélique. Cette légende est mieux qu’un symbole, c’est l’histoire vraie, authentique, littérale, de l’origine et des destinées des superstitions dans l’histoire de l’humanité. Ce sont des mots de la science divine surpris par l’espionnage des démons et semés dans le monde comme autant de pièges pour engendrer l’erreur, les ténèbres, le mal et la haine. Mais celui qui les examine avec une attention pieusement patiente reconnaît la langue à laquelle ils appartiennent, et, parvenant à induire de leur signification les discours auxquels ils se rapportaient, découvre que là où ils parlent de haine, ils ne parlaient que d’amour ; que ceux qui sont tout ténèbres, mis en leur vraie place, étaient tout lumière, et que ceux qui ont engendré l’erreur n’étaient que vérité dans les bouches qui les avaient d’abord prononcés.


EMILE MONTEGUT.