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peinture. Depuis que Falconnet et nos artistes du XVIIIe siècle l’ont importée chez eux, les Russes cherchent à faire à la statuaire une place dans leurs églises. N’osant lui permettre d’en franchir le seuil, ils sont encore obligés de la reléguer en dehors du sanctuaire. C’est ainsi que Montferrand, l’architecte français de Saint-Isaac, a pu agenouiller des anges de bronze aux angles de sa coupole[1].

En Russie, c’est l’art, l’art seul qui a été la victime des précautions prises par l’église contre la superstition. Celle-ci ne semble guère s’en être ressentie. La solennelle immobilité des icônes n’a fait qu’accroître pour elles l’attachement du peuple. L’église a eu beau ne pas placer d’images sur ses autels de crainte d’avoir l’air de les désigner à l’adoration des fidèles ; elle a eu beau les confiner d’ordinaire sur les piliers des nefs et les parois de l’iconostase, le Russe ne leur en a pas témoigné moins de vénération et de confiance. Les évêques de Russie prêtent serment, lors de leur sacre, de veiller à ce que les saintes icônes ne reçoivent pas un culte qui n’est dû qu’à Dieu. Leur vigilance n’empêche pas les noires peintures byzantines d’être souvent l’objet d’un culte superstitieux. Le contadino du sud de l’Italie ne prodigue pas plus d’hommages à ses riantes madones que le moujik à ses vierges enfumées. Toute la différence est dans la manière dont s’exprime leur dévotion.

La piété russe semble plus formaliste ; elle semble avoir moins d’imagination. Le moujik paraît moins enclin à parler à l’image, à s’entretenir avec elle ; il a l’air surtout préoccupé de lui rendre ses devoirs, de s’acquitter vis-à-vis d’elle de ce qu’il lui doit. Il fait brûler un cierge devant l’icône ; il la salue de signes de croix et de révérences répétés ; il lui apporte son aumône pour la parer. En dehors des images en renom, le Russe, de même que le Grec, semble honorer également toutes les icônes offertes à sa piété. On voit les pèlerins faire le tour des églises en baisant successivement les pieds ou les mains de toutes les images sans regarder le visage du saint ni s’inquiéter de son nom. C’est une sorte de tournée que les Grecs accomplissent souvent en riant et en causant, les Russes plus lentement, avec le sérieux qu’ils apportent toujours dans la maison de Dieu. De même que le pied de bronze du saint Pierre de Rome, les pieds des icônes russes sont souvent usés par les baisers des fidèles ; il faut les repeindre à neuf à certaines époques. J’ai vu, à Kief, et aussi en Palestine, des pèlerins orthodoxes, entrés par mégarde dans une église catholique, en faire le tour avec ce même

  1. En dépit des lois de l’église, l’on cite parfois, dans les régions reculées, des images de pierre ou de bois. Le couvent de Posolsk, sur le lac Baïkal, possède ainsi une ancienne idole bouriate en bois peint, transformée en saint Nicolas, et presque également populaire parmi les Russes chrétiens et les indigènes païens.