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si tiède pour l’esprit qu’elle avait elle-même enfanté; mais n’admirez-vous pas le va-et-vient des doctrines, et n’est-il pas curieux de constater que cette doctrine de la prédominance du pouvoir civil sur le pouvoir religieux, ou même de l’annihilation du pouvoir religieux par le pouvoir civil, qui se présente à nous aujourd’hui comme le comble du radicalisme, soit née précisément de l’horreur qu’avait inspirée le radicalisme religieux des puritains, et soit essentiellement d’origine monarchique et aristocratique?

Cette opiniâtreté superstitieuse s’explique mieux encore peut-être par les raisons morales et psychologiques que l’on peut tirer de la nature du génie anglais. Il y a en effet, dans ce génie, une aptitude d’une originalité singulière, qui s’est rencontrée en rapport surprenant avec une certaine disposition éternelle et universelle de l’esprit humain, laquelle explique et justifie tellement la nécessité de la superstition, qu’on peut douter qu’elle soit jamais détruite, ou, si elle l’était, que sa destruction fut pour la masse des hommes un aussi grand bienfait qu’on le croit.

Les conditions que notre vie terrestre fait à notre intelligence sont telles que toute chose de nature morale ou spirituelle qui n’arrive pas à se manifester extérieurement, à donner aux yeux et aux sens une apparence, un fantôme d’elle-même, est destinée à n’avoir qu’une faible action sur l’immense majorité des hommes, et à n’obtenir d’eux aucun amour, et par suite aucune obéissance, ce qui explique pourquoi les différentes philosophies ont toujours eu si peu de prise sur l’humanité et si peu d’action sur la vie générale. Or séparez les différens dogmes de la religion de toute manifestation sensible, et il ne restera rien de plus qu’un ensemble d’idées purement métaphysiques, plus ou moins logiquement liées, dont on ne pourra se rendre compte que par la seule intelligence, et dont il faudra se résigner à ne jamais connaître la figure et à ne jamais contempler l’action. Ce fonds métaphysique sera suffisant sans doute pour le philosophe, c’est-à-dire pour l’homme qui, par l’exercice assidu de l’intelligence, est arrivé à pouvoir se passer de toute représentation des choses, mais il sera de nulle valeur pour la grande masse des hommes. Et l’on comprendra aisément qu’il en doit être ainsi, si l’on veut bien tenir pour vrai que la seule faculté, que l’on trouve toujours éveillée en tout homme quel qu’il soit, est celle de l’imagination, parce que celle-là n’a besoin ni d’éducation ni de culture. Au contraire, comme ces doctrines métaphysiques vont prendre dans la vie de ce premier venu un intérêt tout-puissant, si un témoignage sensible vient lui attester leur réalité! Or, ce témoignage sensible, c’est ce que nous appelons