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les jeux de commerce : c’est le bon moyen d’empêcher les querelles et d’empêcher ces vieilles gens d’en venir aux mains ou aux béquilles. On cause avec animation dans les fumoirs, où il y a beaucoup de pensionnaires ; dehors, le temps est dur, froid, avec des rafales de pluie et de grêle, aussi est-on resté à l’abri, à la chaleur, et n’a-t-on pas profité de la liberté, qui est la règle de la maison. Chaque jour, les portes sont ouvertes de huit heures du matin à huit heures du soir : sort qui veut ; hospitalité et captivité sont deux mots de signification différente ; on le sait à la direction, où l’on ne refuse jamais l’autorisation de prolonger l’absence, lorsque l’on croit que nul inconvénient n’en peut résulter pour le vieillard. Là tout est paternel et très adjuvant ; on ne serait pas exagéré en disant que l’on s’est efforcé de constituer la vie de famille, ce qui, malgré le nombre restreint des pensionnaires, n’est pas toujours facile. Un oratoire est commun aux trois maisons ; est-on astreint aux services religieux et y exige-t-on de l’assiduité ? je ne l’ai point demandé, mais je crois flue là on n’ignore pas le proverbe russe qui dit : « On peut vivre sans père et sans mère ; on ne peut pas vivre sans Dieu. »

Lorsque j’ai traversé le réfectoire, on mettait le couvert pour le repas prochain. Ici plus de plats ni de gobelets d’étain, comme pour les incurables, que leur maladresse et leurs mouvemens désordonnés condamnent à l’usage des objets peu fragiles : vaisselle de porcelaine, verres en cristal, couverts d’alfénide ou de ruolz. Devant chaque place, un carafon de vin joyeux, contenant un demi-litre, qui est la consommation de la journée ; je remarque, sans étonnement, que les carafes d’eau sont rares. Au-dessous de la suspension qui porte les becs de gaz, on a fixé une sorte de petite roue horizontale percée de sept trous et que l’on peut atteindre de la main. Le vendredi soir, à l’heure où commence le repos du jour consacré, les vieilles et les vieux ne laissent à nul autre la joie d’en faire jaillir sept lumières, en vénération de la parole du Dieu qui, dans l’Exode, a dit à Moïse : « Tu feras les sept lampes. » Dans les églises, dans les temples, dans les synagogues, on substitue le gaz à l’huile et à la cire ; c’est une économie ; est-ce un progrès ? A quand la lumière électrique ? Je ne me la figure pas brillant aux côtés du tabernacle et élevée à la dignité de cierge pascal.

La distribution de la maison a été si bien ordonnée que chaque pensionnaire a sa chambre à lui, pour lui seul, c’est-à-dire une retraite dont il est le maître, où il peut se réfugier, où nul n’a le droit de venir le troubler, où il se repose, rêvasse, se souvient quand bon lui semble. Cela est inappréciable et constitue un bienfait de premier ordre. Elles sont charmantes, ces chambres, avec table, fauteuil, armoire, tabouret ; chacune d’elles a sa bouche de chaleur et