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raconté dans ses très piquans Souvenirs de jeunesse que son père, qui avait accompagné l’impératrice à Blois, fut édifié de sa conduite autant que de son langage. Mais il a rapporté aussi une anecdote qu’il tenait du comte de Sainte-Aulaire et qui semble prouver « que même en ce moment, elle n’éprouvait guère des sentimens en rapport avec sa situation. » M. de Sainte-Aulaire était chargé de lui apprendre à la fois l’acte de déchéance et la tentative d’empoisonnement de l’empereur. Il se présenta de bon matin ; l’impératrice, qui n’avait pas eu le temps de se chausser, le reçut, assise sur le bord de son lit. Effrayé du chagrin qu’il allait causer, il baissait les yeux. « Ah ! vous regardez mon pied, lui dit-elle ; on m’a toujours dit qu’il était joli. » Nous avons remarqué que dans les affaires de ce monde, elle ne voyait que le détail. Dans ce cas-ci, le détail qui lui faisait oublier pour un instant la plus tragique des catastrophes était un joli pied, et ce joli pied était à elle ; jamais distraction ne fut plus excusable.

Il y a plusieurs sortes d’Allemandes, et M. de Saint-Amand a eu raison d’opposer à la défection de Marie-Louise, fuyant le malheur et son devoir, la noble conduite de la princesse Catherine de Wurtemberg, qui, pressée en 1814 de se séparer du roi de Westphalie, déclara qu’ayant trouvé le bonheur dans un mariage de politique, elle resterait à jamais fidèle à l’homme qu’elle aimait. La grand’mère de Marie-Louise, Marie-Caroline de Naples, aurait voulu que la femme de Napoléon fût aussi fidèle que Catherine de Wurtemberg. Fille de la grande Marie-Thérèse et sœur de Marie-Antoinette, elle avait bien des raisons de haïr et la révolution française et Napoléon, ce larron de couronnes, qui lui avait pris la sienne. Elle disait au baron de Méneval : « J’ai eu autrefois à me plaindre de votre empereur ; aujourd’hui, je ne veux plus savoir qu’une chose, c’est qu’il est malheureux. » Elle ajoutait que si l’on s’opposait à la réunion des deux époux, il fallait que sa petite-fille attachât les draps de son lit à sa fenêtre et s’échappât sous un déguisement. Mais sa petite-fille ne songeait point à attacher les draps de son lit à sa fenêtre ; elle apprenait à jouer de la guitare, et elle écrivait de Schœnbrunn à Mme de Crenneville : « Vous savez que je n’ai jamais aimé le grand monde, et je le hais à présent plus que jamais ; je suis heureuse dans mon petit coin. »

Elle était heureuse dans son petit coin, et pourtant elle était décidée à n’y pas rester. Étourdie un instant par le tumulte et la rapidité des événemens, elle avait bientôt recouvré sa liberté d’esprit. Ayant respiré, réfléchi, elle s’était dit qu’après s’être sacrifiée en 1810 au bien public, elle avait acquis le droit de ne plus songer désormais qu’à son bien particulier, et ses plans étaient faits. Rester à Vienne, y jouer un rôle subalterne et effacé, n’y compter pour rien et essuyer peut-être les hauteurs de l’impératrice sa belle-mère, que jadis, sans