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III.

Daniel de Foë, qui est un témoin si important et si peu suspect pour tout ce qui concerne les opinions populaires, nous dit, dans son histoire de la Peste de Londres, que le peuple anglais du commencement de la restauration fut un des plus superstitieux qui aient jamais existé. Nous n’avons aucune peine à le croire en voyant quelles erreurs et quelles illusions hantaient encore les classes les plus cultivées de la société; savans, érudits, médecins, ministres de l’église. Aubrey est ici une véritable autorité, car, de même que pour le passé il ne reproduit guère que les superstitions lettrées, pour le présent il ne s’adresse qu’aux superstitions de la haute société et ne prend jamais ses anecdotes dans les rangs populaires. Comme les semblables s’attirent aussi bien dans l’ordre moral que dans l’ordre physique, les amitiés et relations mondaines d’Aubrey étaient faites absolument à son image ; les noms de ses deux intimes, William Lilly, le roi des astrologues anglais de l’époque, et Elias Ashmole, le disent suffisamment. En sa qualité de parfait superstitieux, il se trouvait donc comme un centre pour tout ce qu’il y avait de superstitieux en Angleterre. Partout où il y a un médecin qui guérit par le moyen des charmes, un ministre de l’église qui exorcise des esprits, une dame qui a eu des visions, un gentilhomme qui a eu des songes, Aubrey est sûr de l’avoir pour correspondant ou collaborateur. Eh bien ! regardons un peu l’image de cette société dans le miroir fêlé qu’il nous présente, en complétant le tableau par les souvenirs de nos propres lectures sur cette époque. Le nombre des hommes célèbres par leurs talens, illustres par leur naissance, respectés par leurs vertus que nous allons surprendre en flagrant délit de superstition est à n’y pas croire. Quoi ! ce sont là les contemporains, quelquefois les auteurs ou les fauteurs de cette révolution d’Angleterre, qui s’est attaquée au droit divin de la royauté comme étant une superstition politique ! Quoi ! ce sont là les contemporains de Hobbes, les prochains lecteurs de Bolingbroke, de Shaftesbury, de Toland et de Pope ! Jamais cette force de la tradition, qui a fait en partie la grandeur de l’Angleterre, en réglant sa marche et en la retenant contre toute précipitation de mouvement, n’est apparue avec plus de puissance que dans ce fait, petit d’apparence, mais si important par le rayon, à la fois aigu et blafard, comme le jet de lumière d’une lanterne sourde, dont il éclaire la nature du génie anglais.

Cette maladie de la superstition sévit à peu près également sur tous les partis, sauf chez les ex-cavaliers et le très haut torysme; encore y aurait-il des réserves à faire sur ce point. Ils y passent tous, violens et modérés, mais plus particulièrement les modérés, centre