Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/654

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’estimation des valeurs, comme dans le mesurage matériel, semble être devenue un besoin instinctif, à mesure que les relations d’affaires entre les hommes se sont généralisées. C’est un but vers lequel les peuples s’acheminent, le plus grand nombre inconsciemment, quelques-uns en connaissance de cause[1]. Les résistances qui font bruit en ce moment retarderont plus ou moins ce genre de progrès : elles ne le feront point évanouir. Il y a toutefois des situations monétaires qui réagissent sur le monde politique ; à ce titre, elles méritent d’être prises en considération spéciale, et d’abord notre attention est appelée par une grande expérience qui s’accomplit sous nos yeux.

L’Allemagne a opéré son évolution monétaire dans des conditions bien autrement hasardeuses que celles où se trouve actuellement l’Union latine. Lorsque l’établissement de son unité politique, en 1871, l’eût mise dans la nécessité de fusionner les rapports commerciaux, elle ne possédait que fort peu d’or qu’on échangeait comme marchandise et dont le cours était variable ; sa circulation, ayant pour base l’étalon unique d’argent et diversifiée selon les usages de chaque état, représentait un stock d’environ 1,800 millions de francs, auxquels s’ajoutaient comme monnaie auxiliaire 230 millions de billets, provenant des émissions de vingt-six banques d’état. Au moment où le métal blanc subissait une dépréciation dont on ne pouvait pas prévoir le terme, il eût été bien imprudent de conserver l’argent comme base de l’unification et mesure des rapports commerciaux. Le gouvernement impérial adopta l’étalon unique d’or ; mais pour opérer cette prodigieuse transformation, il ne fallait rien moins que l’initiative irrésistible du grand chancelier, éclairé par un entourage de conseillers habiles. La rentrée au trésor de l’ancienne monnaie blanche circulant dans les états particuliers fut ordonnée, et à la fin de 1880, on avait recueilli une somme de 1,351 millions de francs. Cette masse énorme fut livrée successivement à la fonte et transformée en lingots d’argent ; on en tira 3,737,302 kilogrammes d’argent fin, dont on envoya, autant qu’on le put, dans les pays où la frappe de l’argent était encore libre. C’est ce qui explique le monnayage exceptionnel de ces années, notamment en 1873, à Paris et à Bruxelles. Avec ces lingots

  1. Une campagne commencée en Angleterre, pour une réforme monétaire sur les bases que l’exemple de la France tend à généraliser, a pris en ces derniers jours au caractère sérieux. Dans la séance du 8 juin dernier, consacrée à la discussion du budget, une nombreuse députation composée de membres du parlement et de notables négocians reçus en audience par le chancelier de l’échiquier, a affirmé que l’adoption de notre système décimal et son application aux monnaies anglaises était le vœu des hommes d’affaires, et que 68 chambres de commerce provinciales sur 69 s’étaient déjà prononcées en ce sens.