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occasions se font de plus en plus rares ; les blancs sont armés et se tiennent sur leurs gardes.

De tous les indigènes de l’Océanie, ceux d’Api, d’Ambrym et de Tanna sont les plus réfractaires à la civilisation. Grands, forts, bien découplés, ils sont essentiellement belliqueux par nature, toujours prêts à se battre, tous pourvus de fusils, de poudre et de balles qu’ils achètent aux trafiquans en échange de copra. Le copra, dont il se fait un grand négoce dans ces îles, est l’enveloppe de la noix de coco, découpée en tranches, puis séchée au soleil sur des tréteaux de bois. Le copra se paie aux indigènes 175 francs la tonne ; il vaut 375 francs à Sydney, 500 à Londres. On extrait en outre de la pulpe de la noix une huile très appréciée en parfumerie ; le résidu de la pulpe sert à la nourriture des cochons et de la volaille. Quant aux 175 francs que l’indigène est supposé recevoir en marchandises, c’est une pure fantasmagorie ; ce qu’on lui remet en tabac, allumettes, armes et poudre n’en représente pas le quart. Il est vrai que son travail se borne à surveiller ses femmes et à stimuler leur zèle à coups de trique.

Tout belliqueux que soient les indigènes de Tanna et d’Ambrym leurs instincts guerriers n’excluent pas une forte dose de prudence. Ils tendent des pièges à leurs ennemis, dressent des embûches, mais attaquent rarement à découvert. Depuis peu, séduits par les offres des trafiquans, ils commencent à émigrer, soit comme travailleurs à gages, soit comme marins. Ils visitent alors les Fijis ou Sydney, et reviennent dans leur île avec un petit pécule. Au contact des blancs, ils ont acquis quelques notions rudimentaires de civilisation. Très fiers, ils débarquent sur. la plage, comme Joe, matelot à bord du Caledonia, avec un de ces coffres en bois de cèdre, fort en usage en Australie. Joe rapportait, outre deux fusils, de la poudre et des balles, du tabac, des pipes et une provision d’allumettes à défrayer tout un village pendant six mois. Aussi son arrivée à Tanna fit-elle sensation. Dès le lendemain, Joe se trouvait l’heureux propriétaire de quatre femmes, payées comptant en allumettes, et les employait immédiatement à faire du copra.

Pour célébrer son retour, Joe dut se conformer aux coutumes locales et donner un grand sing-sing auquel tout le village fut convié. Il fit bien les choses et sacrifia trois cochons. Pour cette occasion, il crut devoir revêtir son costume de matelot : une chemise de flanelle bleue, un pantalon et un mouchoir autour du cou. Il se trouvait très beau ainsi ; mais ses invités, plus simplement vêtus d’un collier de coquillages, n’admiraient pas Joe. Ils le trouvaient ridicule de se couvrir quand il faisait si chaud. Joe, en butte aux railleries, commença par retirer la chemise, puis le mouchoir, enfin