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revanche, ils abondent dans le voisinage des Nouvelles-Hébrides, des îles des Navigateurs et de l’archipel Salomon. Avant peu, eux aussi, ils auront disparu, et avec eux disparaîtra un type étrange d’aventuriers océaniens. À la fois propriétaire, capitaine et subrécargue de son navire, le plus souvent une goélette, le trafiquant s’approvisionne à Sydney ou à Melbourne d’allumettes, très recherchées par les indigènes et dont ils font une consommation extraordinaire, de tabac, de cotonnades, verroteries, quincailleries, armes et poudre, et autres objets divers qu’il paie en écailles, en copra, en tripangs, ou qu’on lui livre à crédit. Son chargement fait et son équipage recruté n’importe où et n’importe comment, car il n’est pas scrupuleux d’ordinaire sur le choix des moyens, il va d’une île à l’autre trafiquer avec les naturels. Ce genre de commerce est chanceux. Parfois le trafiquant ne reparait plus, ni lui ni son équipage, mangés par leurs cliens, ni sa goélette démembrée ou coulée après pillage. Mais ces accidens deviennent rares ; les cannibales se civilisent peu à peu au frottement avec les blancs, et ces trafiquans sont de rudes hommes, soupçonneux, méfians, aussi rusés que les indigènes, qu’ils trompent plus souvent que ces derniers ne les mangent. Ce sont aussi de terribles ivrognes. L’un d’eux, auquel un négociant de Sydney avait confié cent caisses de genièvre, revint au bout de quelques mois ; il avait vendu seize caisses et bu le solde des quatre-vingt-quatre.

Longeant la côte de l’île Vaté, le capitaine d’un navire anglais, transportant à Ambrym des missionnaires passagers à son bord, aperçut se balançant à l’ancre dans une anse une goélette de trafiquant. Il la héla. Un matelot à moitié endormi se montra sur le pont.

— Où est le capitaine ?

— Ivre-mort dans sa cabine.

— Et le second ?

— Ivre aussi dans la sienne.

— Et le reste de l’équipage ?

— Tous gris. Il n’y a que moi de sobre aujourd’hui, c’est mon tour de garde ; — et il se recouche d’un air navré, se promettant bien de prendre sa revanche le lendemain.

L’ambition des trafiquans est de se faire bien venir des chefs indigènes auxquels ils vendent, pour eux et pour leurs femmes, les objets les plus hétéroclites aux plus hauts prix possibles. Leur moralité est douteuse, et on les a souvent accusés de rapts et d’enlèvemens de femmes. Le fait est quelquefois vrai ; mais, comme le personnage d’une pièce de Sardou, ils peuvent bien souvent aussi affirmer qu’ils n’ont jamais en besoin de recourir au crime pour satisfaire leurs passions. La vie des femmes indigènes est tellement dure et