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que les anciens appelaient le sophisme paresseux. Puisque les choses vont d’elles-mêmes et quand même, à quoi sert-il d’agir dans un sens ou dans un autre, de faire ceci ou cela ? Auguste Comte n’est pas de cet avis. Il croit que la marche de la civilisation ne peut pas sans doute être changée dans le sens de la direction, mais qu’elle peut être accélérée dans le sens de la vitesse. C’est ainsi que pour l’individu, on ne peut le changer dans le fond ; mais l’éducation peut faciliter ou retarder son développement. Stuart Mill a également combattu la doctrine paresseuse et fataliste, qui fait de la société une sorte de champignon, se développant toute seule par une force végétative. On oublie trop que parmi les facteurs de la société et de la civilisation entrent pour une part la volonté et l’intelligence de l’homme ; que, par cette volonté et cette intelligence, il agit sur la civilisation elle-même. Auguste Comte le reconnaît, comme Stuart Mill, mais seulement au point de vue de l’accélération et du retardement. La vérité fondamentale, c’est qu’il n’y a de progrès accomplis et définitifs que ceux qui sont conformes avec l’état de la civilisation et qui servent à le développer. Les hommes politiques de génie sont ceux qui ont conscience de cette tendance spontanée des choses. Autrement, il y aurait trop de disproportion entre les causes et les effets. On prend les acteurs pour les personnages de la pièce. La puissance de l’homme est dans son intelligence : elle consiste à prévoir, et, connaissant les lois et les causes, à préparer les effets. Au contraire, lorsque les législateurs ou les gouvernemens agissent dans un sens rétrograde, ils amènent des crises violentes. Mais le résultat est le même lorsque, tout en agissant dans le sens de la civilisation, on veut précipiter son action : cette action est alors nulle et éphémère. On remarquera que ces remarquables pages d’Auguste Comte ont été écrites en 1823. Ces idées étaient alors, non-seulement neuves, mais prématurées. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’elles se sont répandues dans les esprits ; aujourd’hui, elles appartiennent au domaine public. Mais alors c’était une nouveauté de dire que la politique consiste à se conformer aux lois naturelles. Les écoles nouvelles étaient encore-plus loin de comprendre ces principes que les écoles rétrogrades : les unes et les autres, préoccupées de leur idéal, ne songeaient qu’à s’imposer aux hommes en violentant les choses. Nous sommes loin, même aujourd’hui, d’être guéris de ce travers, si funeste au développement régulier des sociétés ; si nous en guérissons un jour, Auguste Comte aura été un de ceux qui y auront le plus contribué.

La civilisation a donc des lois ; mais autre chose est obéir à une loi sans le savoir, autre chose est y obéir en connaissance de cause ;