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traitait de haut et avec le dernier mépris les utopies socialistes. Plus tard, à la vérité, les événemens inattendus de 1848 le prirent de court, et le forcèrent à son tour à se poser prématurément en réformateur social ; mais ce n’était nullement dans ses plans primitifs, et ce qu’il inventa à cette époque en ce genre était si monstrueusement absurde que Littré, qui l’avait suivi jusque-là, s’en confessa plus tard hautement comme de la plus grande faute de sa vie.

Quoi qu’il en soit d’ailleurs de ces affinités et de ces oppositions du saint-simonisme et du positivisme, au point de vue des principes, ce qui est vrai historiquement et en fait, c’est qu’Auguste Comte a vécu plusieurs années dans l’intimité de Saint-Simon, qu’il l’a appelé son maître et s’est déclaré son élève, qu’il a travaillé pour lui ; enfin que par la différence d’âge, par le brillant de l’imagination et la contagion d’un génie enthousiaste et ardent, Saint-Simon a dû exercer un grand empire sur un jeune esprit, quelque original d’ailleurs qu’ait pu être celui-ci. Cette influence, sans doute, ne doit pas être exagérée. Saint-Simon était un esprit essentiellement décousu, incohérent, très peu scientifique. Comte était, au contraire, un esprit constructeur et systématique, et il avait fait de solides études scientifiques ; sans être un mathématicien original, il était instruit en mathématiques, puisqu’il est resté toute sa vie examinateur de l’École polytechnique. Il a dû bien souvent prendre en défaut la science superficielle de son maître ; et ce ne fut pas là sans doute une des moindres causes qui lui donnèrent la conscience de sa haute personnalité. On peut donc croire que s’il a reçu du maître une excitation générale et un certain ordre de pensées, la construction de son œuvre n’appartient cependant qu’à lui.

Pour mesurer d’aussi près que possible l’influence exercée par Saint-Simon sur Comte, nous nous aiderons du travail de M. Littré, qui a étudié ce point dans son livre : Auguste Comte et la philosophie positive (1863) ; nous recueillerons les données qu’il a rassemblées en les complétant par des analyses plus précises. Dans cette question, M. Littré se montre impartial, plutôt sévère à l’égard de Comte, et même trop libéral à l’égard de Saint-Simon. Il va jusqu’à dépouiller les écrits de celui-ci qui n’ont pas paru de son vivant, et qu’Auguste Comte n’a peut-être jamais connus, par exemple le Mémoire sur la science de l’homme, qui est de 1813, mais qui n’a été publié qu’en 1859[1] : « Mais, dit Littré, M. Comte pouvait en avoir reçu l’équivalent par la

  1. Œuvres choisies de Saint-Simon, publiées par Hubbart, 3 vol. in-12. Bruxelles, 1859.