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la philosophie du XVIIIe siècle, aux idéologues, aux sensualistes, aux matérialistes, à Tracy, à Cabanis, à Broussais. Il y a ici une part de vérité ; mais d’abord ce n’est pas à l’élément idéologique (Condillac, Tracy, La Romiguière) qu’Auguste Comte se rattache ; car il est à peu près aussi opposé à l’idéologie qu’à la psychologie. Il serait plus exact sans doute de le rattacher à Cabanis et à Broussais ; et pour certaines parties de la philosophie, pour ce qu’il appelle la physiologie intellectuelle, il relève certainement de ces deux médecins philosophes ; mais sa philosophie générale a une toute autre signification, une toute autre envergure que celle de Cabanis et de Broussais. Elle prend les choses de plus haut ; elle présente une surface beaucoup plus large. Elle n’est pas seulement une physiologie mentale, elle est une philosophie dans le sens large du mot. Sans doute, c’est bien l’esprit du XVIIIe siècle, dont elle est au fond animée et qu’elle vient relever d’une défaite passagère ; mais c’est cet esprit interprété dans un sens plus étendu, et avec plus de largeur que dans le petit cercle étroit de Tracy, ou dans l’école plus profonde, mais encore plus étroite de Cabanis. Il nous faut donc remonter plus haut.

Nous avons dit déjà que, selon nous, le véritable précurseur d’Auguste Comte dans le passé, c’est Bacon. Il y a dans Bacon deux philosophes : d’une part, l’auteur du Novum organum ; de l’autre, l’auteur des De augmentas et dignitate scientiarum : d’un côté, le législateur de l’induction ; de l’autre, ce qu’on pourrait appeler le prophète et l’organisateur de la science moderne. On a pu contester le premier de ces deux rôles, et encore bien injustement. Pour le second, pour la vue claire, perçante avec laquelle Bacon a décrit par avance le rôle futur de la science, son caractère propre, ses progrès ; sa méthode, ses cadres, son rôle civilisateur, pour cette sorte de seconde vue, il n’y a pas à hésiter : il faut reconnaître que Bacon a été dans le vrai. Il est le premier qui ait, avec netteté et avec une éloquence merveilleuse, préconisé, prophétisé la science moderne. Il en a déterminé les cadres, il en a dressé la carte, il en a vu les lacunes et prévu les additions futures. Or, de toutes les œuvres de la philosophie moderne, celle qui ressemble le plus à celle de Bacon, c’est celle d’Auguste Comte ; et réciproquement, l’œuvre qui ressemble le plus au cours de philosophie positive, c’est le De augmentis. Ce que Bacon a fait par une sorte de pressentiment de génie, Auguste Comte l’a fait après coup, après expérience ; il a vu réalisé ce que Bacon avait deviné. Bacon est donc le vrai initiateur de la philosophie positive.

Non-seulement il y a entre ces deux entreprises une affinité logique, une ressemblance interne, mais il n’est pas impossible de découvrir la filiation historique qui rattache l’une à l’autre. Tout le