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justifie le positivisme, et lui fait sa part dans la pensée humaine. Bien plus, l’éclectisme, sans le savoir, bien entendu, et sans le vouloir, a expliqué d’avance sa propre chute, la victoire du principe opposé. Pourquoi cela ? Le voici. Autre chose est de poser le principe de l’éclectisme, autre chose est de l’appliquer et de le réaliser. Pour réaliser un parfait éclectisme, il faudrait savoir le tout des choses ; car on ne peut tout concilier que par la science du tout. Or, à l’époque de l’éclectisme, la philosophie était exclusivement engagée dans les voies de la méthode subjective. Elle était, du moins en France, entièrement séparée des sciences. Les savans disaient : « O physique, garde-toi de la métaphysique ! » et les philosophes disaient : « O métaphysique, garde-toi de la physique ! » Il suit de là que la masse immense des faits objectifs était étrangère à la philosophie, et que l’expérience objective lui faisait complètement défaut. Le système si compréhensif de l’éclectisme ne l’était donc que dans le domaine subjectif, mais il laissait en dehors une part immense de la réalité. Il était lui-même une philosophie exclusive ; et comme toute exclusion amène une réaction proportionnée, cette exclusion de l’élément extérieur en philosophie dut amener et justifier en partie les prétentions exagérées et exclusives à leur tour de la méthode objective, en d’autres termes du positivisme. C’est ainsi que le positivisme se trouve justifié d’avance par la formule même de l’éclectisme.

Je dis plus : c’est qu’il ne peut être justifié que par là ; car, au contraire, son propre principe le condamne à périr et à disparaître, comme ont fait tous les systèmes de philosophie. Suivant lui, tous les systèmes sont faux ; or il est un système ; donc il est faux. Ne croyez pas que ce soit là un sophisme renouvelé des Grecs : non, c’est l’expression rigoureuse de la vérité. En effet, que reproche le positivisme aux métaphysiciens ? C’est la dispute, la controverse ; c’est que rien n’est tranché, rien n’est résolu. Mais quelque chose a-t-il été tranché par le positivisme ? On a disputé avant lui, mais on dispute encore après lui. Les positivistes argumentent contre les métaphysiciens, mais les métaphysiciens argumentent contre les positivistes. Il n’y a rien de changé ; il n’y a qu’un système de plus.

Le positiviste invoque en son honneur le fait que nous avons nous-même signalé, à savoir l’extension de l’esprit positiviste. Mais toutes les grandes doctrines ont laissé après elles un esprit qui leur a survécu et ne les a pas empêchées de mourir. L’esprit cartésien, ou la méthode des idées claires, et distinctes, a survécu à Descartes. ; l’esprit de Condillac, ou l’analyse appliquée aux sensations, a survécu à Condillac ; l’esprit critique de Kant a survécu à