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par Descartes, et faire plier de nouveau, comme au moyen âge, mais d’une manière plus humiliante que jamais, la raison devant l’autorité.

Mais avant d’obtenir cette abdication absolue de la raison elle-même devant la foi, abdication qui était si peu dans l’esprit du siècle, il y avait lieu de se demander si la solution précédente était bien la seule qui fût commandée par l’examen des faits. La philosophie se partage en systèmes et en écoles : voilà le fait. Mais au lieu de conclure que tous ces systèmes ont tort, ne vaudrait-il pas mieux se demander si, au contraire, ils n’ont pas tous raison ? La raison est universelle et elle est une chez tous les hommes. Sans quoi ils ne pourraient pas se parler et se comprendre entre eux ; mais cette raison universelle passant par l’esprit de chacun se teint des couleurs de chaque individualité. Tous les penseurs n’ont pas les mêmes habitudes d’esprit ; ils ne voient point les mêmes faits ; ils cultivent des sciences différentes ; leur caractère propre et leur humeur se mêlent plus ou moins à leur philosophie. De toutes ces conditions locales et personnelles naissent des manières diverses de dire la même chose. Séparés par les manières de dire, par les impressions diverses, par la diversité des faits avec lesquels ils sont en contact, les philosophes exagèrent encore leurs dissidences par amour-propre et par recherche de l’originalité. Ils mettent leur orgueil et leur gloire à ne pas penser comme les autres. Chaque philosophe est frappé d’un point de vue qui n’a pas frappé les autres aussi vivement que lui. Il exagère ce point de vue ; il y ramène tout, il le croit exclusif de tout le reste. Regardez-y de près ; vous verrez que les points de vue peuvent se concilier, et ne sont souvent que les expressions diverses et incomplètes d’une même vérité. On peut dire de chaque philosophe ce que Leibniz disait de chaque monade, à savoir que chacun est un miroir de l’univers, et qu’elle le réfléchit à son point de vue particulier. C’est encore Leibniz qui disait que tous les systèmes sont vrais dans ce qu’ils affirment et faux dans ce qu’ils nient.

Nous n’avons pas à développer le point de vue de l’éclectisme, qui a été déjà pour nous l’objet de longues études il y a quelques années. Disons seulement que cette pensée correspondait assez bien à cette confiance généreuse que l’esprit humain avait en lui-même au commencement de ce siècle. Dans ce temps-là, c’était l’optimisme qui dominait. La religion avait repris une partie de son empire si ébranlé par le XVIIIe siècle ; et ceux-là mêmes qui ne la croyaient pas vraie la reconnaissaient au moins comme belle ; la poésie était ivre d’idéal ; l’amour y était poétique et pur, et non sensuel. On croyait à la liberté politique et à la souveraineté de la raison ; mais, de plus, on espérait concilier le passé et le présent,