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l’on a dû se demander ce que ce fait signifiait. Étant donné que la multiplicité des systèmes est la condition fondamentale de la philosophie, et que la victoire définitive et exclusive d’un de ces systèmes n’est pas à espérer, il n’y avait plus que deux solutions possibles : ou tous ces systèmes ont tort, ou tous ces systèmes ont raison. La première de ces deux conceptions est la conception positiviste, la seconde est la conception éclectique. Ce sont ces deux conceptions qui se partagent la philosophie de notre siècle et qui en font l’originalité. Cherchons à expliquer : 1° pourquoi ces deux conceptions ont attendu notre siècle pour se présenter aux esprits ; 2° pourquoi, dans ce siècle même, la conception positiviste a été précédée de la conception éclectique ; 3° quelle est la valeur relative de ces deux conceptions. Pour répondre à ces différentes questions, il faut reprendre rapidement l’histoire de la philosophie moderne depuis Descartes.


I

A l’époque où parut Descartes, une vaste espérance s’était emparée de l’esprit humain. Au sortir de l’ignorance et de la barbarie du moyen âge, après plusieurs siècles de servitude intellectuelle, il était permis de penser que l’esprit humain, arrivé à la maturité, était devenu apte à penser par lui-même, ou du moins à ressaisir, avec intelligence et indépendance, les traditions de l’antiquité. A la rouille grossière des pédans scolastiques succédait la belle culture des lettres classiques ; aux faux systèmes d’astronomie, de physique, de physiologie, commençaient à succéder les grandes découvertes modernes. Après deux siècles d’un travail confus, mais fécond, Descartes parut enfin pour résumer, condenser, et diriger toutes les aspirations de la renaissance. Il s’appliqua surtout aux mathématiques ; et, créant une méthode nouvelle, il créa une science nouvelle : la géométrie analytique, qui devint, pour la science moderne, un instrument d’une précision et d’une fécondité incomparables. Ayant trouvé ainsi par sa méthode, qui n’était pour lui que l’expression du bon sens, la solution de problèmes qui, jusqu’à lui, avaient paru insolubles, se retournant alors vers la philosophie, et voyant la confusion des opinions philosophiques, comment pouvait-il ne pas croire que c’était à l’ignorance, à l’absence de toute saine méthode, aux disputes stériles, à l’abus de l’autorité d’Aristote, que la philosophie devait l’état « de doutes et d’erreurs » dans lequel elle plongeait les esprits ? Partant de cette idée qu’en philosophie, « il ne se trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit, douteuse, » il dut croire