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Le libre penseur Toland, qui n’était pas suspect dans ces matières, connaissait John Aubrey, et, au rapport du critique Malone, le tenait en réelle estime. « Quoiqu’il fût très superstitieux, disait-il, ou qu’il parût l’être, il était parfaitement exact dans ses exposés de faits. Or, ce n’était pas de ce qu’il pensait que j’avais souci, mais de ce qu’il savait. » A la bonne heure ! voilà qui est judicieusement parler. Nous pensons comme Toland, nous n’avons cure qu’Aubrey soit ou non crédule, ou plutôt nous sommes enchanté qu’il l’ait été, car ce qui nous importe, ce ne sont pas ses opinions, mais les faits qu’elles lui ont fait accepter, et qui nous permettent de reconnaître les superstitions de l’Angleterre du XVIIe siècle et d’en nommer les sources véritables.


II.

A quelques exceptions près, les superstitions l’assemblées par John Aubrey sont marquées de ces deux caractères : elles n’ont à peu près rien de populaire, et sont en très grande partie des superstitions de gentlemen et surtout de lettrés ; — Elles sont de date très récente, même lorsqu’elles sont anciennes, et pour la plupart contemporaines de l’auteur[1]. En présence de cette singularité, la pensée du lecteur se recueille, et, ses souvenirs Aidant, elle est amenée à cette conclusion curieuse qu’aucun des grands courans moraux du XVIe et du XVIIe siècle n’a été aussi hostile à la superstition qu’on le croit communément, et que presque tous, loin de l’a combattre, s’en sont fait servir, ou l’ont servie, et l’ont rajeunie, pour un temps, par l’usage qu’ils en ont fait.

Un bon tiers du livre d’Aubrey se compose d’extraits copieux de Cicéron, de Pline, d’Elien, de Plutarque, de Properce, d’Appien, de Jamblique, de Gallien, de saint Augustin. Cela veut dire qu’il paie largement tribut à cet ordre de superstitions que la renaissance rajeunit et propagea sur la foi de l’antiquité. Ah ! que Luther avait bien raison de comparer l’esprit humain à un paysan ivre à cheval

  1. Il n’y a rien là, ou presque rien, pour l’amateur de ce que l’on appelle aujourd’hui folk love. Les plus importantes des superstitions populaires qui y sont mentionnées ou décrites sont les corpse candles (chandelles des morts) du pays de Galles et la seconde vue écossaise. Nous aurons occasion d’y revenir dans le cours de cet essai. Aubrey a recueilli encore deux cantilènes d’origine fort ancienne, chantées par les jeunes filles d’Angleterre, le soir de la Sainte-Agnès, pour découvrir leur futur mari, l’une en faisant un nœud à leur jarretière, l’autre adressée à la lune afin d’obtenir ses bons offices. Voilà pour les superstitions populaires. Quant aux histoires merveilleuses, elles se réduisent à deux ou trois histoires de transportations par pouvoirs invisibles, dont la plus remarquable est l’enlèvement d’un certain membre de la maison des Duff d’Ecosse dans des circonstances qui rappellent un épisode de l’admirable histoire d’Hassan de Bassorah dans les Mille et une nuits.