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trois fois de cheval, la première fois avec contusions graves, la seconde avec fracture d’une côte, la troisième avec lésion à un certain endroit d’une sensibilité fort exceptionnelle. Il a failli se casser le cou en visitant la cathédrale d’Ely. Il a failli se noyer deux fois, et, en revenant d’Irlande, il a presque fait naufrage. Les accidens qui lui arrivent par le fait des hommes ne sont ni moins nombreux, m moins variés. Au Temple, il a été un jour sur le point d’être transpercé par l’épée d’un jeune étudiant. Un autre jour, dans une affaire d’élections, il s’en est peu fallu qu’il ne fût tué par lord Herbert, futur comte de Pembroke. Un autre jour encore, un gentilhomme ivre qu’il n’avait jamais vu s’est précipité sur lui pour le faire passer de vie à trépas. Et le chapitre des femmes! Aubrey vécut célibataire, mais cette précaution bien entendue ne put préserver ni contre les déceptions de l’amour, ni contre les maléfices du sexe enchanteur, un être que le guignon poursuivait sous des formes si multiples. A plusieurs reprises, il fut saisi d’admirations attendries pour diverses gentlewomen, mais elles lui échappèrent par la malignité de la mort ou d’autres manières non spécifiées. Une certaine Jeanne Sumner, à laquelle il paraît avoir fait quelque imprudente promesse matrimoniale non suivie d’effet, l’attaqua en cour de justice, et il en résulta un procès dont il sortit vainqueur, mais non sans dommage pour sa bourse. Ses affaires de fortune enfin furent à l’unisson de ces malchances variées. Son père lui avait laissé des propriétés considérables répandues dans six comtés. Malheureusement, ce superbe héritage était quelque peu embarrassé, et prêtait à des affaires litigieuses dont sa nature baguenaudière, distraite et crédule à l’excès, et par là probablement sans défense contre les parasites que nourrit la chicane, le rendait parfaitement incapable de se débrouiller. Aussi voit-on cette fortune fondre comme neige sous une gestion malhabile par l’effet de la pompe aspirante des gens de loi, peut-être aussi par suite de sa camaraderie avec les astrologues, alchimistes, possesseurs de secrets merveilleux, probablement encore par ses manies de collectionneur qui durent plus d’une fois le faire prendre pour dupe et l’induire en dépenses stériles[1]. Il en résulta que ses dernières années se passèrent dans

  1. Une circonstance curieuse, quasi historique, se rapporte à l’une de ces propriétés d’Aubrey. Le 10 novembre 1099, la mer ensabla sur la côte du Kent une étendue considérable de terres qui avaient fait partie des immenses domaines de ce comte Godwin, si puissant sous Edouard le Confesseur, le père de Tosti et d’Harold, terres qui, par suite de cet accident, sont appelées depuis cette époque sables de Godwin. Or Aubrey possédait dans ce même comté de Kent des terres que la mer mit aussi à mal et qui finirent par ne lui plus rien rapporter, de quoi il s’afflige fort. Mais s’il s’afflige, il ne s’étonne nullement, car il était né un 3 novembre, jour qu’il considérait comme fatidique, et comme le 3 novembre était justement le jour où les propriétés du comte Godwin avaient été submergées, il est évident pour lui que ses propriétés ont subi l’influence de cette date, comme l’avaient subie, 580 ans auparavant, celles du comte saxon.