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Il était d’ailleurs si plein de son sujet qu’il était arrivé à le croire réalisé ; il fallait entendre M. Cousin raconter, avec ce feu dans la mimique et cet accent dans le débit qui faisaient de lui un si grand acteur, ses rencontres avec M. Clogenson. « Vous le trouvez dans la rue et vous lui dites : Eh bien ! que faites-vous maintenant ? — Dans huit jours, je publie ma vie de Voltaire. — Dix ans après, je le retrouve. Et de quoi vous occupez-vous à cette heure ? — Dans trois jours, je publie ma vie de Voltaire. » Il n’y avait rien d’exagéré dans le récit de M. Cousin, car, ayant eu moi-même l’honneur de recevoir, dans ses dernières années, une visite de M. Clogenson, je lui fis assez facilement déclarer quelque chose d’à peu près semblable. Mais l’homme qui, dans la génération à laquelle j’appartiens, a représenté ce type dans toute sa perfection, et j’oserai dire dans son idéal même, c’est cet infortuné Philoxène Boyer, que tout le Paris lettré a connu. Je l’ai fréquenté pendant de longues années, et je dois rendre ce témoignage à sa pauvre mémoire que je n’ai pas connu d’homme d’une érudition aussi singulière ; seulement, comme cette érudition avait été acquise non par travail patient et méthodiquement ordonné, mais par volupté fiévreuse et nervosité maladive, elle avait pris la forme d’une sorte de dilettantisme intempérant et frénétique qui empêchait de la reconnaître, ou enlevait l’envie de la reconnaître, ou permettait aux malveillans de la tourner en risée. Tout allait bien tant qu’il ne s’agissait que de causer ; il y avait en lui une surabondance de lectures véritablement diluvienne qui, sous le plus léger prétexte, et même sans prétexte, s’épanchait en torrens, en cascades, en cataractes. C’était un Niagara de citations, un fleuve des Amazones plein de rapides imprévus, entraînant tout au hasard du souvenir: poèmes, commentaires, anecdotes. Mais s’agissait-il d’écrire, c’était tout autre chose : alors les noms illustres, s’appelant les uns les autres, promenaient la pensée de l’écrivain à travers toutes les littératures, les notes s’engendraient dans le texte comme les insectes dans la matière en fermentation et le sujet annoncé était abandonné dès la dixième ligne. Il me souvient encore d’une certaine féerie qu’il devait écrire en collaboration avec Théodore de Banville pour la porte Saint-Martin. Le sujet choisi par les deux auteurs était la légende du roi Arthur. Pour se préparer à cette œuvre destinée à être représentée devant un public si érudit, Boyer se dit qu’il était préalablement nécessaire de Ure tout ce qui se rapportait à la Table-Ronde. Tout y passa, et Tressan, et cette si amusante compilation du dernier siècle, la Bibliothèque des romans, et M. de La Villemarqué, et M. Paulin Paris et ce qui était alors publié de Chrestien de Troyes et autres poètes du moyen âge. Mais les sources françaises, au bout de peu de temps,