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chance tourne contre nous. Quand on a appris à épeler dans l’histoire d’Edouard III et d’Henri V, et à bégayer dès l’enfance les noms d’Azincourt et de Crécy, ceux de Tournay et de Fontenoy sonnent péniblement aux oreilles[1]. »

De ce moment, il n’y eut plus de sûreté à parler la langue ou à avoir l’accent français dans les rues de Londres. Il est vrai qu’il n’y avait plus guère résidant en Angleterre qu’un seul Français de quelque importance : c’était l’illustre prisonnier Belle-Isle, que j’ai laissé gardé à vue dans le château de Windsor, mais à qui on venait justement de rendre un peu plus de liberté. On lui avait permis de s’établir à ses frais dans une maison particulière et de circuler dans la contrée sans surveillance, moyennant sa parole d’honneur qu’il ne chercherait à nouer, en Angleterre, aucune relation politique, et qu’il ne donnerait dans sa correspondance avec la France aucun renseignement sur l’état intérieur du pays. Il usait déjà de cette facilité pour faire visite aux possesseurs des châteaux du voisinage et paraître même en public dans les courses de chevaux, où son grand air et sa bonne grâce avaient fini par le rendre l’objet d’une curiosité bienveillante. Mais il dut s’interdire ces modestes passe-temps, dès qu’il put craindre qu’on cherchât à lire sur son visage la trace d’une joie patriotique qu’il n’aurait pu contenir. — « J’ordonnai, dit-il, à mes gens de ne plus sortir, et je restai dans mon intérieur à regarder mes pages jouer à la boule pour éviter quelque triste aventure que pourrait occasionner la mauvaise humeur de quelques Anglais qui, de quelque condition qu’ils soient, s’occupent tous des affaires publiques et militaires[2]. »

Qui l’aurait cru ? le lieu peut-être où on parut le moins s’émouvoir de la victoire française, ce fut à Vienne, ou, tout au moins, dans les conseils intimes de Marie-Thérèse. C’était pourtant sur un territoire appartenant à la maison d’Autriche que la bataille s’était livrée, et la perte d’une de ses plus belles provinces pouvait en être la conséquence ; mais c’est que la reine attendait, à la même heure, de moment en moment, la nouvelle de l’issue d’un autre conflit dont le succès paraissait lui tenir beaucoup plus à cœur. Pendant que Louis XV entrait dans les Pays-Bas, le prince de Lorraine marchait, à grandes journées, vers la Silésie pour y rencontrer Frédéric ; et dès le début de la campagne, la reine avait paru mettre plus de prix à la destruction de son ennemi voisin qu’à la défense de ses possessions éloignées. Soit que la soif de la vengeance, seule faiblesse de cette grande âme, l’emportât désormais

  1. Correspondance d’Horace Walpole avec Horace Mann, 17 mai, 1er Juillet 1745.
  2. . Journal de la captivité du maréchal de Belle-Isle, tenu par son ordre, (Ministère de la guerre.)