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trop empressés de Richelieu comprirent alors la réserve qui leur était imposée, et Voltaire, qui n’était plus à temps de s’y conformer, eut le regret de voir le succès de son poème compromis par un de ces excès de zèle qui sont, à la cour, un des torts qu’on pardonne la moins ; et c’est sans doute à quoi Frédéric fait allusion quand il dit dans ses Mémoires que plus d’un Français, à ce moment, eut à se louer du temple de la victoire plus que du temple des muses. Voltaire en fut quitte pour se plaindre aux échos des satires que sa précipitation lui avait attirées, répéter que ses adversaires étaient de vilains gnomes et déclarer que, s’il n’était pas malade, il irait se jeter aux pieds de la reine pour obtenir justice de leur audace. Faute de mieux, il alla se consoler à Étioles, où la nouvelle marquise le régala d’un vin de Tokai délicieux, présent du roi, auquel il ressemblait, dit-il, par un heureux mélange de force et de douceur[1].

Le différend qu’il avait soulevé n’en resta pourtant pas là : le comte d’Argenson, ministre de la guerre, ayant assisté à la bataille, était chargé naturellement d’en faire le récit officiel ; il le rédigea sous les yeux du maréchal et de concert avec lui. Personnellement il aimait peu Richelieu, aucun supérieur ne pouvant s’accommoder aisément des allures importantes du personnage. De plus, depuis qu’ayant fait entrer au conseil son frère le marquis, il l’avait vu avec dépit échapper à son influence, il se plaisait à le contredire et à le contrarier en toutes choses. Richelieu passa donc mal son temps dans ce compte-rendu : à peine son nom y est-il prononcé, et de la grande action morale qu’il exerça en enlevant le dernier assaut, aucune mention n’est faite. C’était réparer une injustice par une autre ; aussi, quelques années plus tard, Richelieu étant devenu maréchal de France, tandis que Maurice cessait de vivre et le comte d’Argenson d’être ministre, il retrouva assez de crédit pour faire insérer, à la suite de la dépêche, une note rectificative tout à son avantage, dont il se fit délivrer copte, et qui figure encore à l’heure qu’il est dans les dossiers du ministère. Voltaire, de son côté, écrivant à peu près à la même époque son Histoire de Louis XV, et libre, cette fois, de toute contrainte, reprit en prose le thème qu’il avait développé en vers. En revanche, la mémoire du maréchal de Saxe trouva dans le célèbre critique Grimm un défenseur ardent qui ne craignit pas de déclarer tout haut à Voltaire que le peu de justice qu’il rendait au héros qui avait sauvé la France devait lui attirer l’indignation de tous les honnêtes gens. La controverse s’est ainsi prolongée jusqu’à la fin du siècle ; et, en

  1. Journal de Luynes, t. VI, p. 462-468. — Voltaire à M. de Moncrif, 16 juin, et à Mme de Pompadour, 4 Juillet 1745. (Correspondance générale.)