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surnommer Bighellone (le nigaud) par ses concitoyens les Pisans. C’est ce Léonard qui opéra la grande révolution dans les sciences mathématiques au XIIIe siècle; car c’est lui qui fit connaître à l’Europe l’arithmétique et l’algèbre des Sarrasins, qui popularisa le zéro et les chiffres dits arabes. Il est l’auteur du Traité de l’abacus, de la Pratique de la géométrie, ouvrages d’une célébrité universelle, et il a dédié à l’empereur Frédéric son Traité des nombres carrés.

Frédéric II aima les lettres italiennes et les lettres provençales, comme son homonyme de Prusse aima les lettres françaises. Il fut moins exclusif que lui; car, en même temps qu’il s’entourait des poètes de l’Italie et de la France méridionale[1], il fut le centre d’un magnifique mouvement de poésie germanique. A sa cour, à ses diètes s’empressèrent les minnesinger : Hartmann von der Aue, Wirat de Gravenberg, Conrad de Würtzbourg, Walter de Vogelweide. Wolfram d’Eschenbach, Gottfried de Strasbourg, le prince poète Louis, landgrave de Thuringe. Dans la langue de la vieille Allemagne, on chanta, sur des rythmes importés du midi, les motifs empruntés aux légendes du cycle breton, aux chansons de gestes et aux fabliaux de France, aux sirventes de la langue d’oc. Les échos de la Table-Ronde, de la cour légendaire de Charlemagne, de la guerre de Troie, retentirent sous les voûtes des halls germaniques.

En Italie, Frédéric fut, pour les beaux-arts et la recherche des chefs-d’œuvre antiques, le précurseur des Mécènes de Florence et des papes artistes de la renaissance. Il fait transporter à Lucera un groupe de bronze (représentant un homme et une vache) et des bas-reliefs de marbre qui semblent avoir été des œuvres classiques. Il encouragea Oberto Communale, auquel on peut déjà décerner le titre d’archéologue, à exécuter des fouilles dans le voisinage d’Augusta.

Et, en même temps, sur le vieux Rhin, s’achevaient de splendides monumens de l’art ogival, cet art français par excellence, que l’Allemagne allait si merveilleusement s’assimiler : Saint-Gédéon et Saint-Cunibert de Cologne. D’autre part, à Trêves, l’église de Notre-Dame (Liebfrauenkirche], avec son dôme byzantin et sa décoration moresque, atteste encore aujourd’hui l’influence qu’exerça sur l’art allemand la fréquentation de l’Orient : c’est bien là une architecture de la croisade.

Ce génie étonnant (stupor mundi), ce puissant révolutionnaire

  1. Il envoya à Tunis une sorte de mission scientifique qui obtint du sultan l’autorisation de traduire un précieux manuscrit arabe, le Livre de Sidrac, qui est un roman oriental.