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Innocent III est, dès longtemps, le mieux connu des deux. Il est difficile, après les nombreux travaux qu’il a inspirés, surtout en Allemagne, d’ajouter aux traits essentiels du pontife qui fonda la souveraineté absolue du pape sur l’église et parvint presque à fonder la souveraineté absolue de l’église sur l’Europe. Il fut comme une sorte de calife des chrétiens, un autre commandeur des croyans à la fois grand-prêtre et sultan, associant le glaive temporel au glaive spirituel, dépositaire des clefs du ciel et de l’enfer, en même temps disposant presque à son gré des royaumes de la terre, frappant à la fois les rebelles des foudres de l’anathème et des foudres de la croisade, courbant sous sa parole sacerdotale et impériale même les rois de France, — pour ne citer que les plus puissans, — faisant et défaisant les empereurs d’Allemagne, dirigeant souverainement la diplomatie et les armes de la chrétienté, si bien que son règne vit s’accomplir trois des plus grands événemens du moyen âge : la dévastation de la France méridionale, la défaite des Maures d’Espagne, la conquête de l’empire grec par les Latins.

C’est seulement à la fin du pontificat d’Innocent III qu’apparaît l’homme qui devait opposer aux prétentions du saint-siège des prétentions égales, et, en y brisant son empire, briser en Europe l’omnipotence de l’église. Innocent III est, sinon le plus grand, du moins le plus brillant des papes du moyen âge; mais, dans la série des pontifes qui, depuis Grégoire VII jusqu’à Boniface VIII, depuis l’humiliation de l’empire, à Canossa, jusqu’à l’humiliation de la papauté, à Anagni, ont réussi, par une série d’efforts continus et tenaces, à reconstituer, au profit du saint-siège, le despotisme des césars romains. Innocent III n’est pas unique. Beaucoup de ses prédécesseurs, qui n’eurent pas un règne aussi long ni des succès aussi éclatans, ont montré cependant les mêmes mérites d’habileté diplomatique et de fermeté dominatrice.

Au contraire, Frédéric II, par sa naissance même, qui unit dans ses veines le sang d’un empereur souabe et d’une princesse napolitaine, par son éducation sicilienne, presque arabe, par ce retour, dans sa constitution physique[1] et dans ses conceptions intellectuelles, à un type italien et latin, antique et classique, par ce scepticisme religieux qui fait de lui une étrangeté et presque une

  1. Les historiens italiens s’accordent à nous représenter Frédéric comme étant de taille moyenne et bien proportionnée, de traits réguliers, de physionomie agréable, avec des cheveux blonds tirant sur le rouge : subrufas. Pourtant l’historien arabe Jafeï, qui le vit à la croisade de 1229, en fait un portrait peu flatté : « Il était roux et chauve; il avait la stature petite, la vue faible. S’il avait été mis en vente comme esclave, on n’en aurait pas donné 200 drachmes. » Qui reconnaîtrait à ce portrait le petit-fils du géant Barberousse?