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de Platon, a nous nous promenons entre des ombres, ombres nous-mêmes pour les autres et pour nous. Si je regarde l’arc-en-ciel dans la nue, je le vois; pour un autre qui regarde sous un autre angle, il n’y a rien... » Soit, mais l’arc-en-ciel n’en a pas moins une réalité originale dans notre conscience : il y existe incontestablement avec la sensation de ses sept couleurs et avec toutes les nuances de ces couleurs. Ce n’est pas la lumière même qui déploie l’écharpe magique, ce n’est pas la lumière qui est fris : c’est notre conscience. Et notre conscience n’est-elle pas plus réelle, en définitive, que cette «chose» ignorée, que « cette matière inconnue » dont parle Diderot, insaisissable fantôme qui ne prend un corps qu’au moment où nous projetons en lui quelque chose d’analogue à notre pouvoir conscient de sentir et de désirer?

Aussi n’est-ce pas dans les « formes » et les « rapports intelligibles, » comme le pensaient Platon et les intellectualistes, c’est dans le fond même de nos sensations et de nos actes volontaires qu’il faut chercher une révélation de la « réalité, » comme le croient ceux qui professent la « philosophie de la volonté. « Dans les places militaires de nos côtes, grâce à certains appareils scientifiques, l’image de chaque navire qui passe en mer vient se refléter sur une carte du port, où sont indiquées les places des torpilles, et quand l’image d’un navire ennemi est sur le point de la carte correspondant à une torpille, l’étincelle électrique part, le navire saute : la combinaison de deux images a servi à produire la combinaison de deux réalités. Ainsi fait le savant quand il prédit l’avenir ou le soumet à son expérimentation : il calcule le rapport des empreintes laissées par la nature dans son cerveau, pour agir ensuite sur la nature même et se la soumettre en partie. Mais il n’entame pas pour cela l’impénétrable Nature. L’élément véritable, l’unité radicale, le fond des choses échappe à la science proprement dite comme le fond de l’objet à l’empreinte : la science positive, qui se réduit à la logique et à la mécanique, et même la psychologie positive roulent sur des rapports et se jouent autour du cœur de la réalité. Seule la métaphysique s’efforce de se représenter ce que Platon appelait « les choses en soi, » mais comme c’est encore en nous qu’est l’idée de ces choses, la seule induction légitime consiste à se les représenter sur le type de ce qui est en nous le plus primitif et le plus irréductible : sensation, volonté et désir.


ALFRED FOUILLEE.