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sensations d’une part, et la réaction du désir, d’autre part, suffisent à expliquer tous les modes particuliers de fonctionnement intellectuel. Mais ces élémens essentiels de la conscience, sensations, émotions et désirs, demeurent toujours, comme la conscience même, inexplicables. Seul, un matérialisme abstrait et mathématique peut croire, non sans naïveté, qu’il a réellement réduit à l’unité la sensation de chaleur et la sensation de lumière parce qu’il a réduit au mouvement et au choc les conditions physiques de la chaleur et les conditions physiques de la lumière. Toutes les réductions possibles à l’unité dans le monde extérieur ne parviendront pas à identifier dans notre sensation même la lumière et la chaleur[1]. Veut-on un exemple plus frappant? On ne réduira jamais à l’unité l’émotion de plaisir et celle de souffrance, quand même on montrerait qu’elles ont pour condition commune un même phénomène, le mouvement, le choc, avec une simple différence de direction. Les plus subtils raisonnemens sur l’unité fondamentale de la nature, sur l’identité universelle, sur l’universelle métamorphose des forces, ne supprimeront ni la différence des sensations et émotions, ni le sentiment de cette différence ; quand on aurait fait voir qu’au dehors de nous tout est toujours le même, il resterait encore en nous, comme indéniable, le sentiment de la différence, qui aboutit à la reconnaissance de qualités diverses dans nos divers états de conscience. La variété est un fait d’expérience interne plus certain que toutes les spéculations idéalistes ou mécanistes sur l’unité fondamentale de l’univers et sur la transformation de la force. Qu’a-t-on donc le droit de maintenir comme incontestablement réel devant les écoles, soit matérialistes, soit intellectualistes, qui sont portées à tout regarder comme apparent et même comme illusoire dans les états de conscience et qui cherchent ailleurs la réalité dernière, le fond objectif des choses? — C’est que tous les états de conscience qu’on voudrait réduire à un même état transformé, à une même unité radicale, mécanique ou logique, n’en ont pas moins leurs qualités propres, spécifiques, irréductibles; si l’on veut qu’ils soient des apparences, encore sont-ils des apparences différentes, des manières différentes de sentir. Et alors, eût-on ramené tout à une unité réelle, il resterait à expliquer pourquoi il y a des apparences différentes, pourquoi il y a du blanc et du noir, du doux et de l’amer, de la jouissance et de la souffrance, du désir et de l’aversion, en un mot, des états de conscience opposés l’un à l’autre. « Qu’apercevons-nous? dit Diderot. Des formes. Et encore? Des formes. Nous ignorons la chose; » comme les prisonniers de la caverne

  1. On trouvera, sur ce point, de fortes considérations dans le livre de M. Rabier.