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plus variées, elles ne sont que la mise en œuvre d’une même loi. Pendant que la cristallisation s’opère autour d’un premier cristal, l’angle sous lequel les molécules se groupent en ligne droite a une valeur constante ; des branches pointues s’élancent du tronc, et de ces branches d’autres s’élancent aussi en pointe, mais l’angle compris entre les branches principales ou secondaires ne varie jamais. De même que la cristallisation, dans ses accidens les plus bizarres, observe ainsi toujours une même valeur angulaire, de même le raisonnement, qui fait le fond de toutes les opérations mentales, les soumet toujours à une même loi. J’aperçois de loin un livre ; l’image actuelle éveille, par ressemblance, le souvenir du même livre déjà vu ; puis ce souvenir éveille, par contiguïté dans le temps, celui du contenu de ce livre : voilà ce qu’on appelle percevoir et reconnaître. C’est, au fond, un raisonnement : ma sensation actuelle ressemble à une sensation passée ; ma sensation passée était accompagnée de telle autre sensation contiguë ; ma sensation présente doit donc évoquer cette autre sensation. — Nous proposerions une autre comparaison pour rendre plus intelligible ce procédé de raisonnement automatique. Supposez une lettre écrite en écriture sympathique capable de devenir manifeste par la chaleur; je projette un rayon de chaleur sur un point : un mot apparaît, mais, comme le calorique s’irradie, le mot contigu se dessine à son tour. Si la feuille était consciente, elle reconnaîtrait par ressemblance le mot actuellement échauffé que la plume avait tracé jadis, et elle sentirait le mouvement de la chaleur qui passe par contagion aux mots contigus : elle raisonnerait.

Selon M. Binet, la vraie base du raisonnement, ainsi conçu, n’est pas le principe abstrait de « l’uniformité des lois de la nature ; » elle doit être cherchée dans cette loi mentale qui enchaîne trois images l’une à l’autre par similitude et par contiguïté. L’organisation de notre intelligence est ainsi faite que, si les prémisses d’un raisonnement sont posées, la conclusion en sort avec la nécessité machinale de l’acte réflexe qui nous fait retirer notre main du feu. Nous raisonnons, dit M. Binet, parce que nous avons dans notre cerveau une machine à raisonner. Il blâme cependant les « intransigeans de la philosophie, » ceux qui, poussant toute chose à l’extrême, ont soutenu qu’il faut dire : « Il raisonne dans mon cerveau, » comme on dit : « Il tonne dans le ciel ; » mais M. Binet aboutit, en somme, à faire de la combinaison des prémisses un phénomène aussi mécanique que la combinaison des deux électricités dans le tonnerre. Pour lui, la conclusion consciente du raisonnement n’est qu’une vision anticipée et spontanée par les yeux de l’imagination ; l’individu qui raisonne se recueille pour regarder, au dedans de lui-même, dans une sorte de lanterne magique, les images qui passent et les tableaux