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se renforce en se répétant, se dégage au point de devenir lui-même une sorte de représentation reconnaissable parmi les autres, un objet d’intérêt et de réflexion, un tel être n’aura-t-il pas des chances de survie bien supérieures? Au lieu de se mouvoir selon les apparences les plus externes et les plus superficielles, il pourra adapter ses mouvemens à des ressemblances ou à des différences plus intimes, plus cachées, qu’il aura remarquées, tandis que les autres ne les auront pas saisies. Au lieu d’agir semblablement dans les cas semblables par un automatisme sans aucune conscience de la similitude, comme la bête, il agira semblablement dans les cas semblables avec conscience de la similitude, c’est-à-dire avec un sentiment de la ressemblance assez fort pour être réfléchi et aperçu. Au lieu de reconnaître simplement des objets semblables, il reconnaîtra encore le sentiment même qu’il a de la ressemblance et lui donnera un nom. Avec cet être, porté au-dessus des autres par la sélection naturelle, commencera la science proprement dite. Les idées mêmes de ressemblance et de différence, fixées dans le langage, seront devenues des centres d’action et de mouvement, des idées-forces, groupant autour d’elles et sous elles toutes les autres idées, et réalisant ainsi dans le monde de la vie l’idéal abstrait de la dialectique platonicienne.

Concluons que tous les faits de conscience sont sensitifs par quelque côté, même ceux qu’idéalisent le plus les Platon et les Aristote, puisque ces faits contiennent toujours des manières spéciales d’être affecté, d’être modifié, de sentir. C’est là ce qu’il y avait de vrai dans la vieille thèse du sensualisme, que confirme sur ce point la psychologie physiologique. Odeur de rose, saveur de miel, contact de velours, peine ou plaisir, inquiétude, espérance, décision, contraste, uniformité, égalité, etc., chacun de ces états intérieurs a sa qualité propre et sensible, sa nuance indéfinissable et pourtant distinctive, qui répond à un mode déterminé d’ondulation cérébrale; il y a une façon dont chaque état de conscience se fait sentir en passant, ou, si l’on veut, se sent lui-même. Le tort de Platon et de ses modernes sectateurs est de rechercher l’élément supérieur à la matière, soit dans des objets intelligibles, soit dans des rapports intelligibles, au lieu de le chercher dans l’intelligence seule, dans la conscience : la psychologie moderne, encore une fois, aboutit à cette conclusion que tout objet proprement dit est sensible et que tout rapport d’objets est pour nous sensitif, réductible à un mode complexe de sentir.

En résulte-t-il que la conscience, le sujet, n’ait point sa part nécessaire et essentielle dans la connaissance? Nullement, et il nous reste à déterminer cette part.