Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/414

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont le résidu subsiste encore dans l’imagination : ce contraste est saisi immédiatement, par le seul fait de la coexistence en nous d’une souffrance vive, d’une image confuse de bien-être et d’une tendance à écarter la souffrance. Inutile de faire intervenir ici des « idées pures » ou des « actes purs » de l’intelligence : le premier animal venu sent fort bien ce qu’il y a de nouveau quand les dents d’un ennemi pénètrent dans ses chairs, les meurtrissent, les écrasent. La douleur est pour lui la différence instructive par excellence. Outre la sensation et l’émotion, le changement douloureux provoque une réaction motrice énergique, qui se traduit par la contraction des muscles : il y a exertion de force, réalisation du mouvement par l’effort. Ce sentiment de l’effort moteur est inséparable du changement d’état appelé peine (πόνος) : il achève en nous le sentiment de la différence, il lui communique un caractère actif et dynamique : nous avons alors à la fois la différence subie comme douleur et la différence produite comme effort. D’ailleurs, dans tout choc, il y a nécessairement action subie et réaction exercée : il s’y trouve donc toujours un élément moteur en même temps que sensitif. Que le phénomène se répète, que les chocs de toute sorte se succèdent, de cette répétition se dégagera pour la conscience un élément sensitif et moteur commun à tous les cas : ce sera le sentiment de la différence. C’est donc, en dernière analyse, par la contrariété sensible de la peine, par la contrariété éprouvée et par la résistance qu’elle provoque, que nous faisons connaissance avec la contrariété pensée, avec cette opposition des « contraires, » où Platon voit une combinaison d’idées pures.

Pour se changer ensuite en une « idée » véritable et distincte, le sentiment des différences ou des ressemblances n’a besoin que d’être renforcé, porté au point visuel de la conscience, érigé ainsi en force dominante qui entraîne à sa suite les mouvemens appropriés. Et ce résultat est encore une conséquence de la sélection naturelle. Il importe au plus haut point à l’animal qui veut vivre d’exécuter les mêmes mouvemens de défense et de fuite devant le même ennemi ou devant un ennemi semblable au premier. Il n’importe pas moins à l’animal d’exécuter les mêmes mouvemens pour saisir la même proie ou une proie semblable. L’être chez qui des mouvemens différens ne suivraient pas des représentations différentes, cet être, fùt-il possible, disparaîtrait de la terre. A l’origine, il n’y eut pas même besoin que le sentiment de la différence se dégageât des émotions et mouvemens différens en fait : le mécanisme de la vie suffisait pour produire des mouvemens divers dans des circonstances diverses. Supposez pourtant que dans le monde il apparaisse un être en qui le sentiment de la différence et de la ressemblance, contenu en germe dans les émotions, et motions successives,