Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/38

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mes conférences allemandes, ils me regardent comme le législateur suprême de l’Allemagne, et, depuis 1821, comme l’exterminateur des révolutionnaires. Chacun me prie de lui tuer les siens ou du moins de lui communiquer ma recette... » La recette résidait tout simplement dans l’adroite souplesse d’un esprit avisé, suivant une idée fixe à travers les mobilités des choses et des hommes, sachant se servir de tout, des armes que lui donnaient des révolutions mal conçues, aussi bien que de la peur des gouvernemens, et finissant par laisser tout le monde persuadé qu’en lui revivaient et se perpétuaient les traditions de 1815, qu’il restait le seul politique de sang-froid dans le trouble universel.

C’est alors, en effet, que M. de Metternich devient décidément et pour longtemps un personnage européen, dont la figure se dégage et s’accentue par degrés à travers les événemens. Personnage d’une originalité singulière, à la fois absolu par ses idées et rompu à toutes les roueries pratiques, sachant déguiser sous des théories souvent assez pédantesques une politique d’expédiens heureux, mêlant la solennité des principes aux subterfuges de l’intrigue et à la légèreté mondaine ; personnage en même temps écouté et recherché, flatté par les uns pour ses succès, redouté par les autres pour son habileté. Il avait su enchaîner à son char le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, qui voyait en lui son directeur de conscience, et, par la complicité prussienne, il tenait pour le moment l’Allemagne[1]. Il avait eu plus de peine à avoir raison de l’empereur Alexandre; il avait fini cependant par ressaisir, au moins en partie, sur quelques points, cet esprit mobile si prompt à échapper. Le roi d’Angleterre, dans un voyage en Hanovre, lui avait fait témoigner le désir de le voir, et, dès sa première visite, il pouvait écrire : « L’accueil que m’a fait le roi est celui d’un cher ami. Je ne me souviens pas d’avoir été embrassé avec une pareille tendresse, et de ma vie je n’ai été dans le cas de m’entendre dire autant de jolies choses... » De Paris on faisait appel à sa médiation entre les amis de Monsieur, du comte d’Artois et les royalistes amis du duc de Richelieu. Enfin, l’empereur

  1. La Prusse était à cette époque tellement engagée dans la politique de Carlsbad et de M. de Metternich qu’elle ne craignait pas, même quelques années après, de prendre la responsabilité d’un des actes de répression ou d’arbitraire les plus curieux de l’histoire. On n’a pas oublié que Victor Cousin, voyageant vers la fin de 1824 en Allemagne, fut arrêté et conduit sous bonne escorte à Berlin, où il fut retenu prisonnier pendant plusieurs mois, sous le prétexte le plus vain de jacobinisme ou d’espionnage! Il dut sa délivrance particulièrement à l’intervention de Hegel, alors professeur à Berlin. Si M. de Metternich avait inventé ou inauguré la politique de persécution contre tout ce qui était libéral, la Prusse, il faut l’avouer, la perfectionnait. L’arrestation d’un homme comme Victor Cousin est restée un des mémorables exploits de la police prussienne.