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tenait un débit de vin. Elle était belle, elle était coquette, les étudians lui donnaient des bals, et, le 7 septembre 1791, un des camarades de Hegel lui écrivait en français: « Mon cher ami, voici quelques jours que nous avons fait beaucoup de sottises en amour. J’espère que tu te souviendras toujours avec plaisir des soirées que nous avons passées ensemble chez le boulanger, en buvant du vin de 4 batz et en mangeant des Butter-Brezel. » Il avait bientôt oublié la belle Augustine, mais il eut toujours beaucoup de goût pour les jolis visages, et on plaisantait, à Bamberg, sur la cour assidue qu’il faisait à Mme de Jolli, femme d’un capitaine, laquelle figura un soir dans un bal masqué en costume de déesse de Chypre. Hegel avait revêtu pour la circonstance la livrée d’un valet de chambre et sa perruque poudrée, et il employa tout le temps du souper, qui dura trois heures, à converser agréablement avec sa déesse. Mais il avait pour principe que, s’il est permis de se plaire dans la société des jolies femmes, il est indigne d’un sage de les épouser parce qu’elles lui plaisent ; il tenait le mariage pour un sacrement civil, qui n’a rien à démêler avec la gourmandise des yeux, et il pensait qu’un philosophe ne doit renoncer au célibat que pour donner à sa vie plus de dignité, et, s’il se peut, plus de charme et de repos.

« J’aurai bientôt quarante ans, et je suis Souabe; je me demande si je dois me hâter de franchir le pas parce qu’avant peu il sera trop tard, ou si c’est l’effet de mes quarante années souabes qui se font déjà sentir en moi. » Il attendit deux ans encore, et enfin il se décida. Ce quadragénaire fut charmé d’attacher à sa boutonnière une fleur de premier printemps: dans l’automne de 1811, il épousait la fille d’un baron, Mlle Marie de Tucher, appartenant à l’une des plus vieilles familles patriciennes de Nuremberg, mais sans fortune, et qui ne lui apportait que son trousseau et 100 florins de rente. Elle était jolie et parée de toute la grâce de ses vingt ans; à la fois tendre et passionnée, rêveuse et gaie, elle avait l’imagination mobile et, selon les cas, le goût des émotions ou des voyages dans le bleu. Il lui reprochait de prendre les choses trop vivement, de mettre quelquefois du sentiment où il n’en fallait pas mettre; mais il ajoutait que ses défauts lui allaient si bien qu’il serait désolé qu’elle les perdît. Dans le temps de leurs fiançailles, il s’était avisé de lui dire qu’il ne fallait pas chercher le bonheur dans le mariage, qu’il fallait « se contenter du contentement. » Elle ressentit profondément cette injure, peu s’en fallut qu’elle ne retirât sa parole. Il regagna son cœur en lui écrivant bien vite une lettre aussi belle que touchante, que nous connaissions déjà. On se maria et on s’en trouva bien, puisque, malgré la différence des âges et des caractères, on a passé ensemble vingt années dans un contentement qui ressemblait beaucoup au bonheur.

Mme Marie Hegel, que Cousin appelait toujours cette bonne madame