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des unités nous garderons toujours des unités, à la colonne des dizaines nous aurons toujours des dizaines, et ainsi de suite. Il y a donc un élément qui, bien que non exprimé, Goncourt à déterminer la valeur de l’ensemble : cet élément, c’est l’ordre des chiffres. Quelque chose de semblable existe dans ces langues sans grammaire. La place occupée par le mot nous dit qu’il est un substantif, un adjectif ou un verbe, qu’il est le sujet ou le régime.

Cette valeur de position existe plus ou moins dans toutes les langues, et tout spécialement en nos langues modernes. Dans ces deux phrases : Les Grecs ont vaincu les Perses, — les Perses ont vaincu les Grecs, — le sens de l’ensemble change totalement, quoique les mots soient les mêmes. C’est que la valeur de position ne s’est pas attachée aux mêmes mots ; sans que nous y prenions garde, notre esprit a ajouté à la phrase une sorte d’appareil grammatical invisible.

Mais entre ces deux faits, — l’ordre des chiffres et l’ordre des mots, — il existe une différence considérable. Le système de numération écrite dont nous nous servons est une œuvre de réflexion : il a été le produit d’une pensée qui avait pleine conscience d’elle-même. En outre, cette pensée a poursuivi son but sans se préoccuper des systèmes de numération qui pouvaient être usités antérieurement. Il n’en est pas de même pour l’ordre des mots. L’intelligence humaine est toujours la cause, mais une cause qui agit lentement, obscurément, à travers toute sorte d’obstacles, étant contrainte de ménager des habitudes formées en d’autres temps et sous l’empire d’un autre état de la langue. Aussi la régularité de la construction française est-elle loin d’être constante. Il suffit, par exemple, d’un pronom relatif pour que nous trouvions un tout autre ordre : les Perses que vainquirent les Grecs... Ici nous avons gardé quelque chose de l’ancienne liberté, parce que le pronom a lui-même gardé quelques débris de son ancienne déclinaison. Cette appropriation de la syntaxe à un état de choses nouveau est, autant que la variation des sens, une partie de la sémantique. M. Darmesteter, d’après le plan de son livre, n’a pas cru devoir en parler. M. Hermann Paul y fait fréquemment allusion, sans pourtant avoir assez montré l’intérêt de cette marche laborieuse du langage vers un but plus ou moins clairement entrevu. Nous assistons ici à la lutte de la pensée avec une forme devenue insuffisante ; nous voyons comment le plan de la phrase se modifie à mesure que changent les matériaux dont elle dispose. Qu’on nous permette de nous arrêter encore un moment sur ce sujet.

Les parties du discours que distinguent nos grammaires, telles que substantif, verbe, pronom, adverbe, préposition, conjonction,