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particulier à l’habitant de terre ferme : de là, pour les actes les plus ordinaires, un apport continuel de termes nautiques. Accoster un passant, aborder une question, échouer dans une entreprise, autant de métaphores venues de la mer. Des mots employés à tout instant, comme arriver et aller, ont la même origine. Il ne faut pas croire qu’il en soit seulement ainsi dans les langues modernes. Le verbe latin signifiant « porter, » portare, qui de bonne heure a commencé de disputer la place à fero, et que Térence emploie déjà en parlant d’une nouvelle qu’on apporte, signifiait « amener au port. » il en est resté quelque chose dans importer, exporter et déporter. C’était un terme de marine marchande. Le grec, sur ce point, s’est montré moins novateur, de sorte que portare appartient exclusivement à la langue latine. En général, quand l’une des langues anciennes s’éloigne, pour une idée familière, de l’usage de ses sœurs, on peut présumer qu’elle a adopté une expression métaphorique. On sait qu’opportun et importun sont pareillement des images empruntées à l’idée d’une rive d’atterrissage plus ou moins facile.

Le cheval et l’équitation ont fourni une grande quantité d’expressions figurées. Il en a été composé tout un volume. Elles peuvent se classer par époques, les plus modernes augmentant en nombre tous les jours et étant parfaitement comprises, les plus anciennes déjà passées à l’état de termes décolorés. On dit, par exemple, d’un homme qui a momentanément, par un coup de surprise, perdu l’usage de ses facultés, qu’il est désarçonné ou démonté; d’un orateur embrouillé nous disons qu’il s’enchevêtre dans ses raisonnenemens, le comparant à un cheval dont les jambes se prennent dans la longe de son licou (chevêtre = capistrum) ; nous continuons la même comparaison d’un animal au pâturage en disant qu’il a l’air empêtré (impasioriatus). Embarrassé serait plus poli, mais nous ramènerait à la même idée d’une barre servant d’entrave. Il y a enfin des mots dont personne ne sent plus l’origine métaphorique. Ainsi travail, qui joue un si grand rôle dans nos discussions économiques, et qu’un écrivain ou un artiste emploie couramment en parlant de ses œuvres, conduit encore à cette même image du cheval entravé et assujetti. Grâce au turf, cette fabrique de métaphores n’est pas près de chômer. Nous entendons parler aujourd’hui d’élèves qu’on entraîne et d’amateurs qui s’emballent.

Combien d’expressions, et du genre le plus différent, notre langue ne doit-elle pas à la chasse? Quand, dans un langage familier, nous disons d’une personne qu’elle a l’air déluré, nous employons une figure empruntée à la fauconnerie, l’épervier déluré ou déleurré étant celui qui ne se laisse pas prendre au leurre. Mais dans un tout autre style, quand Pauline, parlant de Polyeucte mort, s’écrie :