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lui ont été bienfaisans : elle marche plus librement depuis que son pied ne traîne plus ce boulet du royaume lombard-vénitien qui pesait si lourd à Sadowa. L’Allemagne a fait une tout autre condition à la France, qu’elle a mise dans l’impossibilité d’oublier la défaite.

Singulière situation! Deux peuples pacifiques et dont les génies, divers et puissans, collaboreraient efficacement au progrès de la civilisation, vivent sous la menace permanente de la guerre, l’attendent et se fatiguent à s’y préparer. Aussi entendons-nous des empiriques proposer un remède au mal : « Mieux vaut, disent-ils, en finir tout de suite. » Heureusement, il n’est point si simple d’appliquer ce remède effroyable. Un peuple vaincu n’a jamais attaqué le vainqueur, quelques années après la lutte, uniquement parce qu’il se croyait prêt à recommencer l’expérience; un peuple vainqueur n’a jamais attaqué le vaincu, parce qu’il le soupçonnait de vouloir prendre une revanche. Si la guerre est inévitable, personne ne voit comment elle pourra s’engager : la modalité est incertaine, et la partie si redoutable, qu’il ne se trouvera peut-être de sitôt, pour l’engager, aucune personne assez hardie, aucun homme assez inhumain. Dès lors, qui connaît les secrets de l’avenir? Il paraît insensé de rêver aujourd’hui le triomphe de la raison et de l’humanité, et d’espérer que l’Allemagne avoue jamais qu’elle s’est trompée en abusant de sa victoire; mais notre temps a vu tant de catastrophes, tant de révolutions, tant de reviremens inattendus! L’Allemagne est-elle donc assurée qu’elle pourra toujours braver l’hostilité de la France? Elle est aujourd’hui enchaînée à notre frontière, et, pour ainsi dire, captive de ses conquêtes. N’aura-t-elle jamais le désir de reprendre la liberté de ses mouvemens? N’en sentira-t-elle jamais la nécessité?

Quoi qu’il doive arriver, tenons compte des possibilités de l’avenir. Ayons, au moins pour la politique extérieure, le long espoir et les pensées vastes. Prenons garde d’y appliquer notre méthode des principes et des formules : il faut ici l’observation attentive, le calme, la patience, la docilité envers la force des choses, la prudence éclairée de la diplomatie. Pour dire toute notre pensée, il n’est point facile à un gouvernement démocratique de conduire une diplomatie, car la démocratie a des vues simples et elle aime les décisions promptes, au lieu que la diplomatie est en présence d’intérêts compliqués et fait entrer le temps dans ses calculs. La démocratie considère la lutte entre la France et l’Allemagne comme un duel entre deux personnes; elle a l’honneur irascible, et il est toujours à craindre qu’au moindre incident le sang ne lui monte à la tête : la diplomatie étudie tout l’échiquier de la politique européenne;