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sur le pavé la colonne et l’homme de bronze. Les deux prédictions se sont accomplies en même temps ; l’autorité du prophète est ainsi bien établie, et il ne fait pas bon, ce semble, d’avoir contre soi une prophétie de ce voyant. Or le même Heine a prophétisé en termes très clairs que l’Allemagne fera une révolution auprès de laquelle notre 93 ne sera plus qu’une idylle. Dans une de ses plus étranges poésies, il a dépeint, avec une telle précision de détails qu’il semble y avoir assisté au premier rang des curieux, la marche de l’empereur allemand vers la guillotine. L’auteur de l’Allemagne actuelle répète ces pronostics sombres. Au début de son chapitre sur le socialisme, il raconte l’inauguration faite au Niederwald, en septembre 1883, de la statue colossale de la Germania ; il décrit le monument, l’empereur et les princes, tout le système planétaire du nouvel empire groupé autour de l’image de la patrie, la tempête qui soufflait dans l’air, les nuages chassés par les rafales qui couvraient et découvraient le soleil dont les lueurs fauves brillaient par intervalles, les ondées violentes, pluie et grêle, qui battaient la colline et faisaient jaillir les eaux du Rhin, les salves d’artillerie répondant au discours de l’empereur et l’immense acclamation qui domina la tempête. « Si l’on eût soulevé, dit-il, les pierres du soubassement qui porte la Germania triomphale, on eût découvert un tonneau de dynamite relié à une mèche qui fit mal son office. Un des assassins, le révélateur lui-même, prétendit que, pris de remords, il coupa la mèche, reculant devant le désastre qui allait se produire... Si la mine chargée de dynamite avait fait explosion, l’Allemagne souveraine sautait et expirait au pied même du monument qui consacre sa gloire. Tous les trônes eussent été vacans ; à peine, ici ou là, aurait-on pu y asseoir des enfans dont la couronne n’eût été qu’un bourrelet... La statue de la Germania, glorieuse, riche, florissante, entourée de princes dévoués à sa fortune, minée à sa base et près de sauter, c’est l’image, c’est le symbole de l’Allemagne... »

Je ne sais point si ces prophéties s’accompliront jamais ; il me semble probable que le flot socialiste s’arrêtera quelque jour, mais il monte, il monte sans cesse, et aucune violence ne le fera rentrer dans la source souterraine où il attendait l’heure et d’où il jaillit aujourd’hui à flots pressés.

L’Allemand trouve la vie belle et il en veut jouir. Il lui faut bon souper, bon gîte et le reste. S’il a une tête idéaliste, il a un ventre exigeant, et la tête vient au secours du ventre ; elle fait la philosophie de l’appétit. Il n’est pas jusqu’à la Religiosität allemande qui n’apporte ici son concours. Elle produit une foi sombre dans le néant, une négation tranquille de l’au-delà, une ferveur d’athéisme,