Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/145

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bas, de la grande plaine monotone, du climat triste et du sol pauvre. Ici est le terrain d’action de la Prusse. Elle a mis en œuvre tous les moyens qu’elle a trouvés de se saisir d’un homme, de le discipliner, de le dresser. Dure envers lui, elle l’a fait dur envers les autres ; elle lui a communiqué le ton rogue dont elle commande, la tenue tendue de l’effort qu’elle exige, la sécheresse d’un esprit que n’égare aucun sentiment généreux, l’orgueil enfin de ses succès, de ses victoires et de son œuvre. C’est cet homme du nord, transformé par la Prusse en Prussien, qui offense et irrite par toute sa façon d’être d’homme du midi. L’auteur de l’Allemagne actuelle a bien marqué ce trait qui a son importance, mais peut-être y a-t-il trop insisté, comme nous faisons volontiers en France. Il ne faut pas oublier que la monarchie prussienne est aujourd’hui très vaste, ni s’imaginer, pour la commodité du raisonnement, que, du Rhin au Niémen, tous les êtres vivans soient coulés dans le même moule, au point que l’on ne puisse distinguer le Prussien de Mayence de celui de Berlin, ni le Prussien de Trêves de celui de Kœnigsberg. Il y a, en Prusse aussi, des provinces, et l’état, moins centralisé que chez nous, respecte mieux que nous ne faisons la vie municipale et la vie provinciale. Serait-il possible que chacun de ces millions d’hommes eût toutes les qualités et tous les défauts qui sont réunis dans le type commun du Prussien? Quoi, il n’y aurait point dans toute cette Prusse d’hommes indisciplinés ? Tout le monde y ferait son devoir! Quoi, aucun paresseux ? pas la moindre fantaisie ? Aucune bonhomie? aucun idéal? Tout le monde est raide, rogue, insolent, mal élevé ? Personne n’aime la musique ou ne se plaît aux vieux contes ? Le Prussien passe toute sa vie comme à l’exercice? Il a l’œil levé sur le bâton du commandement? Mais alors, il n’y a point de partis dans ce pays-là? Ce n’est pas la Prusse qui a fait en 1848 une révolution? Ce n’est pas en Prusse qu’a éclaté, il n’y a pas trente ans, un violent conflit entre la chambre des députés et le gouvernement? On n’y distingue pas les catholiques, les protestans, les libres penseurs? On n’y connaît pas les libéraux, ni les démocrates, ni les socialistes?

Nous venons de toucher, je pense, le fond même de la question. C’est parce que tous les partis et toutes les variétés de chaque parti sont représentés en Prusse qu’il n’est point légitime d’opposer le Prussien à l’Allemand, et de chercher dans cet antagonisme la raison d’une ruine plus ou moins prochaine de l’empire. On ne voit pas dans le parlement, à l’heure du vote, tous les Prussiens sortir par la porte au-dessus de laquelle est écrit le mot Ja, ni tous les autres se précipiter par la porte du Nein. Il n’y a pas une Prusse d’un côté, une Allemagne de l’autre. Au vrai, ce qu’on appelle