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pas tuée. Les budgets et les lois militaires étouffent partout l’activité nationale. L’Europe ressemble à un immense champ de parade, en attendant qu’elle devienne un champ de carnage. Cela est l’œuvre propre de la Prusse et la conséquence directe de l’unification de l’Allemagne. Ce pays, organisé jadis pour la défensive, est le plus prêt qu’il y ait au monde pour l’offensive. L’Allemagne de 1815 « ressemble à une personne qui aurait la vue basse, l’ouïe très dure et la peau très délicate : elle ne sent bien que ce qui la touche. » L’Allemagne d’aujourd’hui a la vue et l’ouïe très claires. Elle est méfiante comme une sentinelle avancée et toujours prête à faire feu au moindre geste qu’elle aperçoit.

Cette gloire d’être menaçante ne va pas sans le péril d’être menacée. L’Allemagne autrefois n’avait pas d’ennemis : aujourd’hui, M. de Bismarck lui dit et lui répète qu’elle est en danger sur deux frontières au moins, et que ses forces militaires, si formidables, sont insuffisantes. Il faut accroître les effectifs, blinder les forteresses, construire de nouveaux chemins de fer stratégiques, par conséquent élever les impôts et recourir à l’emprunt. Nul ne peut savoir quelle sera la fin de ces coûteux efforts : M. de Moltke a dit un jour que l’Allemagne devrait, pendant cinquante années, se garder contre la France. Ainsi, point de détente après la victoire : au contraire, un redoublement de peine et d’appréhensions. Il ne se peut point que l’Allemagne ne souffre pas des effets d’une victoire qui l’a mise en cette situation de toujours redouter la guerre. Plus d’un paysan et plus d’un ouvrier trouvent bien lourds le service militaire et les obligations envers le percepteur, et nombre de braves gens voudraient vivre tranquilles; mais le peuple allemand accepte de bon cœur les sacrifices qu’on lui demande pour la sauvegarde du pays. Il ne regrette pas l’œuvre du congrès de Vienne, ni cette confédération qui était faite pour assurer le repos de l’Europe, mais ne répondait en aucune manière aux aspirations les plus légitimes des Allemands. Une nation qui a conscience de sa force ne peut se résigner à toujours accommoder sa destinée aux convenances d’autrui. Deux fois, au milieu du XVIIe siècle et au commencement de celui-ci, l’Allemagne a reçu sa constitution des mains de la diplomatie européenne. L’Europe lui déniait la personnalité; c’est pour devenir une personne que la vieille Germanie aspirait à l’unité. Si cette unité incommode l’Europe, tant pis pour l’Europe! L’Allemagne, ouverte à toutes les ambitions étrangères, a été pendant trois cents ans un champ de bataille des puissances : elle a tremblé aux moindres bruits de guerre. Aujourd’hui, elle est fermée; ses ponts-levis sont relevés, et c’est l’Europe qui s’inquiète, c’est la France qui se trouble, lorsqu’elles croient entendre le